Hart Island : le cimetière invisible

L’île des oubliés

C’est un petit bout de terre situé dans le détroit de Long Island à New York. Longue d’à peine deux kilomètres et large de quatre-cent mètres, l’île n’a pas toujours été un cimetière. Pourtant, c’est cette fonction qui lui vaut aujourd’hui sa triste renommée. 

Jusqu’en 1654, elle appartenait à la tribu Siwanoy, avant d’être rachetée par un riche médecin puis revendue à différents particuliers. Durant la Guerre de Sécession, elle sert de terrain d’entraînement aux régiments afro-américains et accueille les prisonniers confédérés. Elle a hébergé tour à tour un asile pour femmes, une maison de correction, une aire de lancement de missiles pendant la Seconde Guerre Mondiale, un centre de désintoxication et un hôpital pour les tuberculeux. Mais depuis 1869, c’est son rôle de cimetière géant qui a façonné sa réputation. Rôle qui lui vaut son statut mythique. 

Tout le monde ne peut pas être enterré à Hart Island. Le cimetière, composé de fosses communes dans lesquelles s’entassent les cercueils numérotés, accueillent principalement sans abris, inconnus, enfants morts-nés, orphelins, corps non réclamés. En somme, ceux qui n’ont personne pour se recueillir sur leur tombe et qui n’ont parfois même ni noms, ni visages. 

L’île a longtemps été interdite d’accès, même pour les proches des défunts, mais depuis en 2015, la ville de New York autorisa une visite par mois pour les familles. Pas d’accès aux tombes cependant : le trajet se fait en ferry, l’accès se limite à un petit belvédère et quelques bancs en bois. Exhumer un corps et le rapatrier pour le faire enterrer ailleurs relève presque de l’impossible. De nombreuses familles n’apprennent que des années plus tard qu’un de leur proche est enterré sur l’île. 

L’île des épidémies 

Depuis 2011, l’ONG Hart Island Project se bat et fait pression sur la ville pour obtenir plus de transparence sur la gestion de l’île et pour honorer la mémoire des victimes. C’est leur engagement qui a permis aux familles d’accéder depuis 2015, à raison d’une fois par mois, au petit belvédère de l’île pour se recueillir. Une base de données, le Traveling Cloud Museum, a également été créée pour recenser les personnes enterrées sur l’île depuis 1980. Il s’agit de leur rendre un nom, un visage, une histoire. Les registres antérieurs ont été détruits dans un incendie en 1970. De plus la décomposition des corps et l’érosion de certaines parties de l’île rendent difficile l’identification de nombreux défunts. La mobilisation de l’association pour les défunts est nécessaire pour leurs familles mais aussi pour rétablir la mémoire et l’identité de ceux que personne n’a reconnu. 

Si l’histoire de Hart Island fait autant de bruit ces dernières semaines, ce n’est pas par hasard. L’histoire de l’île est intimement liée à celle des épidémies qui ont touché New York. La première personne enterrée sur l’île en 1869 est une jeune victime de la tuberculose, Louisa Van Slyke. La tuberculose, qui touchait environ un américain sur sept à la fin du XIXe siècle, marque le début de l’utilisation du site comme cimetière. L’année suivante, c’est la fièvre jaune qui se répand dans la ville : les malades sont confinés sur l’île, et y sont aussi enterrés. Dans les années 1980, les premières victimes du Sida font à leur tour l’objet de ce funeste traitement. Les établissements funéraires refusent de s’occuper des corps que le tabou de la maladie accompagne jusque dans leur tombe. Elles sont creusées loin des autres fosses, les malades y sont enterrés individuellement, à quatre mètres de profondeurs. 

Aujourd’hui l’histoire se répète. New York est actuellement l’épicentre de l’épidémie de Covid-19 aux Etats-Unis, avec plus de 15 000 morts – un chiffre difficile à corroborer, selon les méthodes de comptage utilisées et la transparence des autorités. Fin mars, une vidéo d’un drone  de Hart Island Project a révélé l’utilisation de l’île pour enterrer des victimes du Covid-19. Alors que les corps s’entassent dans les morgues et dans les camions réfrigérés destinés à leur transport, parfois jusqu’au stade de décomposition, c’est à contrecoeur mais de manière évidente que les autorités se sont tournées vers Hart Island. Les enterrements ne concernent pas toutes les victimes de la maladie. Les familles disposent de quatorze jours pour réclamer le corps, au lieu des trente jours habituels. Une solution d’urgence qui pourrait se pérenniser si la courbe ne se stabilise pas rapidement. Il n’est pas exclu que les victimes, reconnues ou non, soient enterrées sur l’île en cas de débordement des morgues et des établissements funéraires – un débordement proche qui fait craindre le pire. 

À cette situation tragique s’ajoutent les conditions d’enterrement. S’il est de notoriété publique que ce sont les inconnus et les malades qui sont enterrés sur l’île, très peu savent qui a la lourde tâche de creuser les fosses, d’y descendre les cercueils, de les numéroter, et les recouvrir. À quelques kilomètres au Sud de Hart Island se trouve la prison de Rikers Island d’où chaque jour, des détenus embarquent pour l’île cimetière. Là, les attendent des camions chargés de corps nécessitant une dernière demeure. À ces fossoyeurs, payés en temps normal un dollar de l’heure, la ville a annoncé récemment qu’elle proposerait six dollars de l’heure et un équipement de protection aux détenus qui accepteraient l’offre. Entre-temps, la ville a déclaré avoir fait appel à des contractuels privés, eux aussi équipés de combinaison de protection, pour procéder aux enterrements. Avant l’épidémie, environ vingt-cinq corps étaient enterrés par semaine sur Hart Island : ils sont désormais vingt-cinq par jour. 

   

Chloé TOUCHARD

 

sources :

– image : David Dee Delgado/Getty Images

– article :

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