Un rond point. Au centre, un obélisque. Autour, des Sphinx imposants et des façades neuves. La place Tahrir du Caire s’est refait une beauté et s’est défait de ses symboles. Place forte de la révolution du printemps 2011, elle est maintenant un musée de plein air où les voitures circulent sagement malgré les embouteillages constant de la capitale.
La place porte, en son nom même, ce qui a motivé le Printemps Arabe Cairote, car Tahrir veut dire «libération». Mais la rénovation du lieu ne fait pas l’unanimité ; derrière la modernisation et le lifting urbains se trouvent des enjeux politiques ainsi qu’une volonté du pouvoir d’afficher sa position.
Symbole printanier
Au début des années 2010, le monde assistait à un mouvement inédit de manifestations dans les pays du monde arabe. De la Syrie au Maroc, une jeunesse populaire s’emparait des rues et affrontait des pouvoirs dits radicaux et des politiques sociales considérées étouffantes (chômage, corruption, hausse du prix des biens de première nécessité, libertés réduites). En Egypte, le mouvement a débuté le 25 janvier 2011 par une série de manifestations contre un État jugé autoritaire et policier. Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, en a été chassé en février 2011 et a laissé place à un pouvoir militaire qui n’a pas pour autant apaisé la contestation.
La place Tahrir était le lieu de convergence et de rassemblement de ce mouvement sans précédent : chaque semaine, des milliers de manifestants s’y réunissaient et clamaient leur révolte, dans un contexte tendu d’affrontements avec les forces de l’ordre. Tout avait été mis en place pour que le mouvement se taise : réseaux internet coupés, journalistes arrêtés, couvre-feu. Mais rien ne parvenant à tarir la révolte. La place était devenue son symbole, mais aussi un théâtre d’affrontements violents : la police tirait sur les manifestants et procédait à des arrestations. Si le mouvement a été suivi dans tout le pays, d’Alexandrie à Suez en passant par Assouan, c’est au Caire que les scènes les plus impressionnantes ont eu lieu : le 1er février, près de deux millions de personnes étaient dans la rue.
La place Tahrir a aussi eu ses icônes, dont Ramy Essam, son «barde». Dans les premiers jours de manifestations, il a été poussé par quelques amis sur l’estrade de la place et a entamé, guitare à la main, devant une foule considérable, ce qui deviendra un des hymnes de tout le Printemps Arabe : «Erhal», (Dégage). Arrêté en mars 2011, surveillé par le nouveau pouvoir en place, il s’est exilé en Suède où il vit toujours.
Reprendre le pouvoir
Dix ans plus tard, le lieu est méconnaissable et silencieux. Les slogans anti-régime et la foule compacte ont laissé place à des riverains pressés et une rumeur urbaine constante. Après plusieurs années de transition politique, le pouvoir a été repris par Abdel Fattah Al-Sissi, militaire de carrière élu en mai 2014 puis réélu en 2018. Malgré cela, la gestion politique du pays n’est que trop familière pour les générations qui ont mené la révolution, et pour les plus jeunes qui ont grandi avec.
S’ensuit alors une rénovation de la place, conforme aux attentes du nouveau gouvernement qui enterre symboliquement une colère déjà silencieuse depuis une décennie. Après des années de travaux, la place a récemment dévoilé son nouveau visage.
En lieu et place de l’immense drapeau qui flottait au-dessus de la foule trône désormais un obélisque venu du delta du Nil, symbole de l’histoire antique du pays, et bientôt rejoint par quatre statues de sphinx rappelant eux aussi le passé royal de l’Egypte. L’arrivée de ces statues a suscité quelques inquiétudes : transportées depuis Louxor, elles ont été arrachées à leur emplacement historique. Les égyptologues et archéologues soulignent la dégradation qu’ils vont subir à cause de la pollution de la capitale.
Les façades des bâtiments alentour ont été repeintes, toutes à l’identique, effaçant les derniers graffitis de la révolution. Il s’agit de faire place nette et d’en faire une place forte du régime en place. En réaménageant un espace si emblématique, le pouvoir d’Al-Sissi cherche à le purger de son symbolisme et à rétablir l’ordre : la rue n’est qu’un espace de déplacement, une continuité du pouvoir et de son ordre. Devant le musée se trouvent désormais des plate-bandes de sable, des chemins et un mobilier urbain omniprésent (bacs à fleurs, lampadaires, poteaux en tous genres).
La cérémonie d’inauguration aura lieu bientôt et consacrera cette place comme l’héritage du pouvoir d’Al-Sissi, qui a pour autre projet de construire, à une quarantaine de kilomètres du Caire, une nouvelle capitale administrative. La rénovation de la place ne fait pas l’unanimité, notamment pour ceux qui y étaient, drapeau en main, il y a maintenant dix ans. L’anniversaire de la révolution est passé sans un bruit ce 25 Janvier 2021, mais sous l’obélisque millénaire demeure le symbole historique d’un lieu et d’un peuple.
Chloé TOUCHARD
Couverture : La place Tahrir, cœur battant de la révolution qui chassa Hosni Moubarak du pouvoir en Égypte, désormais aseptisée, expurgée des souvenirs de 2011.• Crédits : Khaled Desouki – AFP
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