Sophie Calle est une artiste plasticienne, vidéaste et photographe. Elle s’improvise même enquêtrice dans son œuvre Suite Vénitienne – un ensemble de photographies, de textes et de cartes exposé en 1980. Son travail se base sur une forme de jeu de rôle : elle s’amuse à prendre la place des autres, ou leur confie la sienne. Elle les invite dans son lit – Les Dormeurs, 1979 , leur demande d’analyser le mail de rupture d’un amant – Prenez soin de vous, 2007, ou encore de la maintenir éveillée en lui contant une histoire du haut de la Tour Eiffel – Chambre avec vue, 2002. Elle construit ses œuvres en puisant directement dans sa propre vie ou dans celle des autres, parfois même à leur insu.
Dans Suite vénitienne, l’artiste s’arme de son appareil photographique pour archiver les étapes d’une filature qui la mène jusqu’ à Venise. Bien avant d’en arriver en territoire italien, Sophie Calle se met à suivre des inconnus dans la rue, motivée par une simple curiosité. A ce moment-là, aucune visée artistique ne la pousse dans son travail, elle se demande simplement ce que font les passants, ou plutôt où vont-ils. Sophie Calle n’a alors pas de travail, pas de but. Elle a donc l’idée de s’approprier ceux des autres, et se met ainsi à redécouvrir la ville “au travers de leurs désirs, de leur énergie qu’il me manquait” confie-t-elle en 1997 au micro d’Arte. Le hasard met sur son chemin un homme à deux reprises dans la même journée. L’artiste y voit un signe : il sera l’objet d’une plus grande filature encore. Elle le suit alors jusqu’à Venise, munie d’un magnétophone et d’un appareil photo. Sophie Calle enregistre tout : le déroulé de leurs journées, les rues empruntées, les restaurants choisis, etc. Elle le suit, le traque, archive ses moindres gestes. La filature induit une forme de mimétisme : l’homme et l’artiste empruntent ensemble le même itinéraire, s’arrêtent aux mêmes endroits, regardent les mêmes choses. Si l’homme s’accroupit pour prendre la photo d’une fleur, Sophie Calle se retrouve à prendre la même pose quelques secondes plus tard. Elle le suit, mais surtout l’imite dans tous ses gestes et déplacements. La filature produit un effacement de soi plus drastiquement induit par une forme d’obsession assumée par l’artiste.
“Au début il ne m’est rien et ensuite, à force d’obéissance au rituel, je deviens obsédée par lui.”
Il l’obsède, et est le sujet central de ses journées. Pourtant, un jour, elle décide qu’elle a fini, qu’elle peut rentrer chez elle. Ce n’est pas pour autant qu’elle en oublie les enquêtes et la filature, puisqu’elle engage un détective pour qu’il la suive, la prenne en photo, note ses déplacements. Après avoir été l’investigatrice, elle devient sujet. Sujet d’une enquête, mais aussi le sujet que l’on modèle à force d’en archiver les gestes et habitudes. La phrase de Chénetier “surveiller, suivre, jouer les voyeurs, c’est tenter de définir son identité par défaut.” pourrait nous donner un angle de vue plausible sur l’œuvre de Sophie Calle. Elle qui n’a de cesse d’enfiler un déguisement ou de partager le sien avec d’autres, la voilà dans Suite Vénitienne s’appropriant totalement le costume d’un autre à son insu. Parce que toute l’œuvre se construit sans que son sujet principal ne soit au courant et que l’anonymat de celui-ci est conservé, on peut en venir à se demander si le réel sujet n’est pas celle qui tient l’appareil photographique, celle qui archive, enregistre, note. Si, comme le disait Chénetier, l’enquête est un prétexte pour se définir, Sophie Calle apparaît alors comme le véritable sujet de cette filature : c’est elle dont il est question, son obsession la menant non plus à une perte, mais aux retrouvailles d’une identité perdue.
Agathe Gonzalvez
Image : ©Suite Vénitienne, Sophie Calle, Siglio Press, 2015 [ réédition de 1983]