Site icon Alma Mater

La fission nucléaire, la découverte qui a transformé l’art de faire la guerre 

1939, début de la Seconde Guerre mondiale, les nazis étendent leur pouvoir tant en Europe qu’en Asie. La puissance militaire du IIIe Reich inquiète et fait trembler le reste de l’Occident. Cette inquiétude donne naissance à des rumeurs et à une lettre due à l’apparition d’un phénomène scientifique rare et dévastateur : la fission nucléaire. 

En 1939, la peur envahit le physicien et théoricien Albert Einstein. La peur que les Allemands préparent une arme dévastatrice. Cette peur insufflée par deux physiciens allemands, Eugene Wigner et Leó Szilárd, le pousse à signer la lettre destinée au président américain Franklin D. Roosevelt du 2 août 1939 dans laquelle est signalé l’important retard des États-Unis dans le domaine nucléaire. La signature et la notoriété du Prix Nobel de physique de 1921 contribuent à l’élaboration rapide d’un projet destructeur. 130 000 scientifiques et 26 milliards de dollars actuels : le projet Manhattan s’annonce colossal. Toutefois, Einstein n’en est pas le principal acteur. Il n’apposera que sa signature qu’il regrettera toute sa vie durant. La première instigatrice de ce revirement de la Seconde guerre mondiale est la découverte de la fission nucléaire.

© Extrait de la lettre signée par Albert Einstein à Franklin D. Roosevelt du 2 août 1939 (cc)

Les prémices du nucléaire dans une Europe dominée par le nazisme

La première moitié du XXe siècle se présente comme une période de grandes découvertes scientifiques, dont celle de la fission nucléaire. Celle-ci se définit par la capacité de l’isotope uranium 235 de se fendre en deux noyaux plus légers lorsqu’il est percuté par un neutron lent. Les deux noyaux fendus sont nommés « produits de fission » et sont radioactifs et générateurs de neutrons. Ce phénomène décèle un réel potentiel car la fragmentation d’un gramme d’uranium 235 produit autant d’énergie que la combustion de plusieurs tonnes de charbon. Cette découverte de grande ampleur, on la doit à la physicienne autrichienne Lise Meitner. Dès le début du XXe siècle, elle s’associe au chimiste allemand Otto Hahn avec lequel elle fait de fabuleuses découvertes, notamment celle d’un élément chimique : le protactinium. 


Schéma explicatif de la fission nucléaire (cc)

C’est en 1934, accompagnée d’Otto Hahn et du chimiste Fritz Strassmann, qu’elle élabore l’Uranprojekt, soit le « projet uranium ». Alors en exil en Suède depuis l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, elle poursuit ses recherches sur les réactions nucléaires artificielles et, à l’aide de ses deux collègues, elle réussit la première fragmentation de l’isotope 235U. Malgré une prompte réussite, ce n’est qu’en 1938 qu’elle comprend l’ampleur de cette découverte et les dégâts que celle-ci peut provoquer. Cependant, la présence du nazisme apparaît comme un obstacle à la reconnaissance du travail de la physicienne d’origine juive. Ainsi, Otto Hahn et Fritz Strassmann s’approprient l’entièreté de la découverte en la présentant à la revue Naturwissenchaften en décembre 1938 pour leurs recherches sur la fission des noyaux lourds. Tandis qu’ils décrochent le prix Nobel de chimie en 1944 pour leurs travaux, Lise Meitner n’obtient aucune reconnaissance ni récompense malgré les retombées de ses recherches sur le plan militaire et à travers le monde. 

Appareils expérimentaux utilisés par Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann lors de la découverte de la fission nucléaire en décembre 1938 exposés au ©Deutsches Museum Munich (cc)

Toutefois, le premier prototype de bombe atomique est le fruit de l’imaginaire d’un auteur britannique de science-fiction : Herbert George Wells. Nommée Terim, la première bombe atomique apparaît dans son roman The World Set Free en 1913 et celle-ci est décrite comme une grenade. Maintes découvertes antérieures à celles de la fission nucléaire ont contribué à l’élaboration des bombes A, notamment en 1932 grâce à deux physiciens britanniques, John Douglas Cockcroft et Ernest Walton, qui inventent le premier accélérateur de particules primitif permettant d’accélérer les protons pour atteindre des énergies cinétiques élevées. À la suite de cela est découvert le caractère fissible du lithium. Dès qu’il est percuté par un proton, il libère deux noyaux d’hélium ayant des masses cumulées plus légères que l’élément de départ. Grâce à la fameuse formule d’Albert Einstein : E = mc², Cockcroft et Walton réalisent que la masse manquante a été transformée en énergie pure. À ce stade, la possibilité de créer une nouvelle source d’énergie existe mais la communauté scientifique reste sceptique. Le potentiel militaire de la fission n’est exposé qu’en 1940 dans un mémorandum de scientifiques britanniques auquel participe Otto Frisch, le neveu de Lise Meitner. On y expose la masse critique nécessaire pour aboutir à une réaction nucléaire, qui est inférieure à ce que les scientifiques présageaient.

Accélérateur de particules primitif créé par John Douglas Cockcroft et Ernest Walton en 1932 © Haefely (cc)

La fission nucléaire sur le plan militaire, les premières esquisses de la bombe A

Dès la présence d’une quantité considérable de neutrons, la fission nucléaire se transforme en un phénomène physique très fortement explosif. Les physiciens du monde entier en sont pleinement conscients et les prouesses scientifiques autour du nucléaire ne cessent de pleuvoir. Leó Szilárd est l’un d’entre eux. Tandis que le duo Meitner et Hahn travaillent sur leurs recherches respectives, le physicien et inventeur d’origine hongroise développe l’idée d’un réacteur nucléaire autoentretenu par une réaction en chaîne. Celle-ci fonctionne grâce à un processus de ralentissement de neutrons nommé « modération ». À l’aide d’Enrico Fermi, physicien d’origine italienne, ils s’inspirent de la découverte de la fission pour construire le premier réacteur nucléaire fonctionnel. 

Le projet Manhattan ne se focalise pas uniquement sur l’uranium et s’intéresse vite aux armes au plutonium. Pour parvenir à une avancée militaire telle qu’une bombe au plutonium, il faut former l’élément en question en irradiant plusieurs barres d’uranium dans un réacteur nucléaire. Le plutonium est ensuite chimiquement séparable. La première bombe atomique au plutonium est pensée avec un mécanisme de type pistolet : The Thin Man. Elle serait composée d’un long canon utilisé lors de l’assemblage du noyau fissile, initialement séparé en deux parties, qui accentuerait la vitesse d’un projectile de plutonium jusqu’à une réunion violente du cœur explosif de la bombe. Cependant, le développement cesse en juillet 1944 en abandonnant le mécanisme de type pistolet au profit d’un dispositif de type implosion. 

L’avancée considérable des recherches et inventions sur le nucléaire laisse présager un danger pesant en cette période de guerre. Un danger à raison. En avril 1939, l’Allemagne continue le « projet uranium », initialement lancé par Meitner, Hahn et Strassmann, afin de connaître le potentiel de l’uranium. Dans le rapport sur l’énergie nucléaire publié en décembre 1939, il est brièvement évoqué la possibilité de créer une bombe atomique. Néanmoins, selon le prix Nobel de physique de 1932, Werner Heisenberg, l’Allemagne ne possède pas de ressources suffisantes pour aller au bout de ce projet atomique. D’après ses calculs et estimations, il faudrait plusieurs tonnes de 235U pour parvenir à une telle prouesse. De plus, les savants ne parviennent pas à différencier le fonctionnement d’un réacteur nucléaire à neutrons lents et d’une bombe atomique à neutrons rapides. Peu à peu, le projet d’une bombe atomique nazie se transforme en utopie et celui-ci est vite abandonné au profit d’une fabrication d’énergie à l’aide de piles atomiques à neutrons lents. 

La bombe A, une horreur singulière

En 1942, grâce aux travaux d’Enrico Fermi, les États-Unis brandissent la première pile atomique, composée de briques de graphite et d’uranium à l’Université de Columbia. Composée à 10% de 238U et à 90% de 235U, une arme nucléaire est plus difficile à fabriquer et à détoner que ce que l’on imagine. Le 16 juillet de 1945, grâce à des conditions météorologiques convenables, l’essai Trinity devient la première détonation de l’Histoire. D’une puissance équivalente à 20 000 tonnes de TNT, la bombe se fait entendre à plus de 300km et représente un dixième de la matière fissile de Little Boy

Test de la bombe Trinity du 16 juillet 1945 ©Berlyn Brixner /Los Alamos National Laboratory (cc)

Chaleureusement accueillie par le directeur du projet Manhattan, Julius Robert Oppenheimer, et lourdement financé par son chef Leslie Groves, les bombes finales sont fabriquées. Toutefois, des voix commencent à aller à contre-courant. C’est le cas de Leó Szilárd qui rédige une pétition au président américain Harry S. Truman pour ne pas attaquer le Japon, en vain. « Little Boy » et « Fat Man » s’abattent sur Hiroshima et Nagasaki trois semaines plus tard. L’une est composée à 90,5% de 235U et l’autre de 239Pu. Little Boy, composé de 25kg d’uranium, utilise un mécanisme de type pistolet ; tandis que Fat Man, de ses 8kg de plutonium, fonctionne avec un dispositif de type implosion.  En un éclair, elles causent la mort de 220 000 Japonais ; pour mettre un terme à une guerre sanglante et limiter les pertes de soldats américains, selon Oppenheimer.

Little Boy 1943, © U.S Department (cc) 
Fat Man 1945, © U.S Department (cc)

À la suite de ce désastre, maints scientifiques restent sous le choc et regrettent leur implication dans le projet Manhattan. Albert Einstein, simple signataire de la lettre à Roosevelt, en vient à regretter l’entièreté de sa carrière scientifique en disant qu’il aurait préféré être plombier. Lise Meitner, ayant découvert la fission nucléaire, fustige les scientifiques qui ont collaboré avec les nazis et ceux qui ne sont pas parvenus à maintenir la paix. Cependant, le grand marqué de cette invention est son principal acteur : Julius Robert Oppenheimer. Après avoir ignoré la pétition de Szilárd et encouragé le largage d’une des bombes sur une ville nipponne, les catastrophiques dégâts humains le font regretter son implication et sa dévotion dans le projet. Il se présente comme étant devenu « la mort, le destructeur des mondes » et apparaît traumatisé par la puissance destructrice de son invention. Conscient que la bombe A introduit une nouvelle manière de faire la guerre, il s’oppose frontalement à la création de la bombe H, 1000 fois plus puissante que Little Boy, après avoir démissionné du projet Manhattan. Malgré son engagement de contrôler les énergies atomiques, il ne parvient pas à digérer le traumatisme d’août 1945 et porte, jusqu’à son dernier souffle, l’immense culpabilité d’avoir « les mains tâchées de sang ». 

Meylicia Caprice

Sources : 

« Fission nucléaire : qu’est-ce que c’est ?, Futura Sciences, [https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/physique-fission-nucleaire-2462/]

ROPERT, Pierre, « Lise Meitner : et la fission fut », Radio France, 2018, [https://www.radiofrance.fr/franceculture/lise-meitner-et-la-fission-fut-9547895]

« Enrico Fermi Biographical », Nobel prize, [https://www.nobelprize.org/prizes/physics/1938/fermi/biographical/]

KAYAS, George, « Manhattan Project », Encyclopædia Universalis, [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/manhattan-project/]

« Leo Szilard, créateur du projet Manhattan, s’est opposé à l’utilisation de la bombe atomique », Greenlane, [https://www.greelane.com/fr/science-technologie-math%C3%A9matiques/science/leo-szilard-4178216/]

« ¿Saboteó Heisenberg la Bomba Atómica Nazi? », Quantum Fracture, [https://www.youtube.com/watch?v=ccBjfB5UOkw&ab_channel=QuantumFracture]

SADURNI, JM, « Robert Oppenheimer, el padre de la bomba atómica », National Geographic, [https://historia.nationalgeographic.com.es/a/robert-oppenheimer-padre-bomba-atomica_16642]

HEIMANN, P.M, « Enrico Fermi, réalisation de la première pile atomique », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis.fr/encyclopedie/enrico-fermi/5-realisation-de-la-premiere-pile-atomique/]

« Les regrets de Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique », France Culture, [https://www.youtube.com/watch?v=zkUbelhnb9o&ab_channel=FranceCulture]

« Going Nuclear – The Science Of Nuclear Weapons – Part 1 – Just a Theory », Scott Manley, [https://www.youtube.com/watch?v=pWWjbnAVFKA&ab_channel=ScottManley]

« Going Nuclear – The Science Of Nuclear Weapons – Part 2 – Chain Reactions », Scott Manley, [https://www.youtube.com/watch?v=JbJGUtnfttc&ab_channel=ScottManley]

« Going Nuclear – Nuclear Science – Part 3 – Plutonium Implosion », Scott Manley, [https://www.youtube.com/watch?v=ufRzj89VoH4&ab_channel=ScottManley]

Couverture : © Domaine public

Quitter la version mobile