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Personnages fous au grand écran : “female rage” et cris de l’âme contre les sentiers battus 

Ils sont mythiques et sont le reflet d’une prouesse d’écriture cinématographique lucide et subtile. Du cinéma de Hitchcock avec Norman Bates (Psychose, 1960) au Chevalier Noir de Christopher Nolan (2008), en passant par Shining et le redouté Jack, pour ne citer qu’eux, ces personnages ont en commun d’être inscrits dans le paysage cinématographique comme des figures de l’insanité et d’un antagonisme pernicieux.

Ces héros sont avant tout dérangeants et dérangés, c’est ce qui leur confère ce titre de « fou ». Cette marginalité fascine, parce qu’elle propose un aperçu du gouffre de questions et de zones d’ombre qui nécrose toute l’acuité de ces personnages. Les fous du cinéma sont-ils pour autant ceux que l’on croit ? Le portrait de Norman Bates dressé par Alfred Hitchcock tout au long du film nous fait rencontrer un homme perturbant, entraîné jusqu’à la folie par l’amour obscur et irrépressible qu’il porte à sa défunte mère. Le diagnostic tombe lors de la scène finale : il est atteint d’un trouble dissociatif de l’identité, ce qui l’a mené aux comportements les plus déroutants et moralement questionnables. Ce sont ces dialogues et ces contradictions internes qui sont également dépeintes dans Split (2016), entre diagnostics et non-sens, le spectateur tente de se frayer un chemin parmi les complexités de ce trouble. La maladie mentale fascine et dans les cas de ces grandes figures du cinéma, elle apparaît comme le facteur de folie, de ce qui singularise ces individus. De là naît la distance entre le spectateur –comme individu lambda— et cette exception, à contre-courant, un fossé qui rassure et qui conserve la folie à l’état d’objet de spectacle. La curiosité du spectateur est mise à l’épreuve et ces films se résument à tenter de raisonner l’irraisonnable, à se triturer les méninges face à ces situations déroutantes, en manque clair de repères. 

L’effet Joker en 2019 a eu ceci d’intéressant qu’il a permis de mettre en lumière les contradictions et les fêlures internes de ce personnage, faisant de lui l’antagoniste parfait. Ce personnage et tous ceux qui le précèdent, sont rendus fous par des blessures tout à fait humaines, et plus essentiel encore : très communes. 

Ces figures sont longtemps restées principalement masculines, car la rage, la folie, la névrose, ou les fêlures éprouvées par ces personnages ne s’accordaient pas avec le portrait féminin traditionnel dressé par l’industrie du cinéma – elle-même reflet d’une société patriarcale désirante de réduire les femmes et leurs représentations à une marionnette silencieuse, conciliante, douce, au mieux objet de séduction. 

Ainsi, depuis la conceptualisation du « male gaze » par Laura Mulvey en 1975 comme notion postulant que la culture visuelle dominante impose une perspective d’homme cisgenre hétérosexuel, on assiste à une évolution des portraits (mêmes psychologiques) féminins. Selon elle, les violences exercées sur les femmes par le patriarcat et le capitalisme sont véhiculées dans les images produites par le cinéma. C’est ainsi qu’elle conceptualise ce regard masculin, proche du voyeurisme, qui comprend le regard du réalisateur, des personnages masculins et du spectateur. 

À la fin du XXe siècle, les propositions se multiplient quant aux peintures faites des intériorités féminines. Si l’on prend l’exemple du film Une vie volée (1999), le destin de Susanna, personnage principal, est bousculé par son arrivée dans un institut psychiatrique féminin. Le film est régi par les troubles borderline, d’anorexie, de boulimie, de bipolarité, de sociopathie et bien d’autres maladies, chacune incarnée par l’une des patientes. Cette immersion totale, presque en huis clos parmi les « folles », permet d’abord cette éternelle fascination tout en établissant un panorama de maladies mentales, permettant ainsi leur dédiabolisation autant que l’identification de tout-un chacun à celles-ci. 

En 2010, Darren Aronofsky réalise le thriller psychologique Black Swan, dans lequel Nina Sayers, dans sa quête de perfection et du rôle ultime des cygnes blanc et noir du Lac des cygnes de Tchaïkovski, se perd entre troubles du comportement alimentaires, dépassement de soi, hallucinations et agressions sexuelles. Black Swan dresse alors le portrait d’une danseuse menée à sa perte et à la folie par des défaillances plus que communes chez les femmes, des défaillances qui se mutent en troubles extrêmes et mènent la protagoniste à l’impeccable performance si convoitée, au prix de sa propre vie.  

Au-delà du dépassement d’un « male gaze », ces personnages féminins empreints de contradictions abondantes, de névroses en tout genre et de troubles transmis de génération en génération trouvent un écho particulier chez le public féminin notamment. C’est ce que beaucoup nomment la « female rage », une colère extrême qui serait inhérente à une féminité. En effet, ces personnages sont filmés dans leur cheminement vers la folie, elles finissent par commettre le pire, mais ces films se concentrent bel et bien sur ce processus si particulier. Cette colère est transgénérationnelle, à l’image d’une féminité dans un monde patriarcal installé depuis des siècles et c’est ce qui diffère des figures du « fou » au cinéma précédemment évoquées. Ce qui est fou chez ces femmes, c’est leur banalité, l’universalité de leurs ressentis et de leurs comportements excessifs. C’est par exemple ce qui semble pousser David Fincher à réaliser un film tel que Gone Girl dans lequel Amy Dunne met en scène sa propre mort et établit un stratagème poussé pour faire croire à la culpabilité de son mari afin d’échapper à un mariage défaillant. Amy déclenche une bataille médiatique mondiale, une souffrance intenable pour tout son entourage et finit par tuer pour retrouver son mari. Pourtant, quelque chose chez elle provoque notre compassion. Notamment lorsque cette dernière convoque le sentiment d’abandon amoureux pour expliquer son acte : “ He took and took from me until I no longer existed. That’s murder ” ; “ I am so much happier now that I’m dead .

Il s’agit de mettre en scène une colère féminine, non par un quelconque aspect biologique, mais bien relevant de l’expérience et de la condition sociale des femmes. Une colère particulièrement camouflée et contrôlée en société, encore aujourd’hui un héritage de ce qui a toujours été catégorisé d’hystérie ou de surréaction. Cette fureur à l’égard  d’un état des choses établi, contre des conventions sociales, contre un système se confond avec une forme de folie puisqu’elles flirtent toutes les deux avec une marginalité. Ces personnages s’installant et s’enfonçant dans ces chemins subsidiaires s’éloignent du politiquement correct et du socialement acceptable.

Reste à voir si ces archétypes de la folie cinématographique parviendront à s’entremêler, notamment grâce au second volet du Joker de Todd Phillips qui pimente la folie du personnage éponyme par celle de Harley Quinn, interprétée par Lady Gaga : Joker : Folie à deux, dans les salles en 2024…

Psycho (12/12) Movie CLIP – She Wouldn’t Even Harm a Fly (1960) HD (youtube.com)

Sources 

Visual Pleasure and Narrative Cinema, Laura Mulvey, 1975 

Filmographie 

Ways of Seeing, John Berger, 1972

Psychose, Alfred Hitchcock, 1960

The Shining, Stanley Kubrick, 1980

Une vie volée, James Mangold, 1999

Le Chevalier noir, Christopher Nolan, 2008

Black Swan, Darren Aronofsky, 2010

Gone Girl, David Fincher, 2014

Split, M. Night Shyamalan, 2016

Joker, Todd Phillips, 2019

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