Il va de soi de dire que l’être humain a besoin d’être aimé, de partager et de s’exprimer. Le désir fondamental de trouver une communauté qui subviendra à ces besoins est universel, et de même évolutionniste. Dans les temps préhistoriques, se trouver une communauté pour assurer la sécurité face aux conditions sévères de la vie fut vitale pour la survie. Ainsi, afin de garantir sa place dans une communauté, il fallait faire ses preuves, gagner la confiance puis l’affection de ses membres.
De retour à notre époque, peut-on dire que cet instinct de survie est devenu une soif insatiable pour l’appréciation et la validation ? Les conditions de vie étant plus confortables que jamais, les priorités ne sont plus les mêmes qu’avant. Les préoccupations individuelles de l’époque sont propices au bien-être subjectif et à l’épanouissement émotionnel. Pourtant, malgré les efforts incessants d’atteindre la satisfaction, pour quelconque raison, nous avons le sentiment de se heurter à un mur.
L’importance de la communauté est plus apparente que jamais. Cependant, la digitalisation de la communication a bouleversé notre perception des relations interpersonnelles. La généralisation des moyens de communication artificiels et axés sur le visuel a provoqué une obsession collective sur l’apparence dans la société moderne. Elle est quand même justifiée, dans l’ère des réseaux sociaux, cette apparence détermine tout de notre vie sociale à la vie professionnelle.
Nous aurions pu être convaincus que cette nouvelle connexion avec le monde entier serait une grande source de liberté. Mais, en réalité, nous nous retrouvons plus restreints que jamais par une imposition constante des regards extérieurs sur notre vie. Il est vrai que les plateformes nous ont donné un espace pour faire entendre nos voix. Pourtant, cette voix appartient-elle à nous ou elle n’est qu’un écho ?
En tant qu’êtres sociables, le fait d’intérioriser et d’adopter les jugements des personnes autour de nous est inévitable. Construire une identité individuelle complètement éloignée des regards des autres est presque impossible. Depuis plus d’un siècle, les sociologues discutent de la construction de l’identité à travers les processus d’interaction. Parmi ces réflexions, le sociologue américain Erving Goffman a proposé une réflexion dramaturgique de la vie sociale en la comparant à un spectacle. Il a décrit les individus en tant qu’acteurs jouant des rôles socialement définis devant une audience. Selon Goffman, les individus qui sont bien conscients du regard que les autres portent sur eux agissent conformément aux attentes de leur audience pour donner une performance optimisée. Sa théorie de la « gestion de l’impression » suppose qu’à chaque interaction, les individus ont recours à des stratégies à travers lesquelles ils tentent de contrôler l’impression que les autres auront d’eux. En face des autres, chacun a la tendance instinctive d’altérer ses manières d’être et d’agir conformément à l’image qu’il veut renvoyer.
Aujourd’hui, cette analogie de spectacle est plus pertinente que jamais. À l’heure actuelle, la scène où la plus grande mise en scène se déroule est bien les réseaux sociaux. Ce nouvel espace d’interaction virtuel n’a fait que renforcer les contraintes sur l’apparence. La scène étant compressée au format de poche, collée à nos mains, nous avons été plongés dans un monde où même lorsque nous sommes seuls, nous nous regardons de l’extérieur, aux yeux d’un public critique. Ainsi, nous devenons notre propre audience, abandonnant les caractéristiques qui font de nous ce que nous sommes et en les remplaçant par celles qui recevront le plus d’applaudissements. Faisant de nos traits authentiques qui ne sont pas susceptibles de recevoir d’éloges, des objets de redressement. Nous avons maintenant un recueil de matériaux infini pour se surpasser sur scène, toutes les informations dont on aura besoin pour se construire une image plausible sont à portée de clic.
Le caractère alarmant de notre situation actuelle est une désorientation collective qui est causée par l’écart disproportionné entre le soi réel et le soi présenté, dont les répercussions psychologiques sont profondes. Certains disent que l’être humain n’atteigne la paix qu’au moment où ce qu’il dit, pense et fait sont en accord. Il se pourrait que le plus grand luxe de cette époque, où nous sommes devenus des consommateurs de notre propre vie, soit de dire qu’on est en paix. Mais qui d’entre nous peut vraiment le clamer ? Peut-être que le fait d’être visible et accessible à n’importe qui à n’importe quel moment était intolérable pour l’esprit humain qui ne pouvait tenir qu’un certain temps avant de céder son authenticité à ce nouvel ordre.
Dans l’illusion d’une liberté individuelle inédite, nous sommes pris par des fausses prétentions de satisfaction d’une vie idéalisée. Séduisante mais fragile, cette image n’est pas assez solide pour porter une réalité qu’aucun embellissement ne peut masquer : nous sommes tous accablés par le fait que nos tentatives infructueuses à la quête de l’appréciation sont dénuées de valeur. Car le spectacle a toujours une durée définie, les rideaux tombent, les acteurs se lassent et après un certain temps, même l’audience s’ennuie de la même histoire.
Esma Sezer
Crédits photographiques : Bastian Riccardi, licence CC0, https://www.pexels.com/fr-fr/photo/smartphone-technologie-afficher-applis-15406294.