À travers ses deux derniers documentaires, Ce n’est qu’un au revoir et Un pincement au cœur, le réalisateur Guillaume Brac nous transporte avec émotion et justesse au cœur de l’amitié adolescente, d’un internat drômois à un lycée d’Hénin-Beaumont. Mes camarades du du master CORREM et moi-même avons eu la chance de discuter avec lui à Saint-Malo, entre deux conférences du festival Étonnants Voyageurs. Rencontre avec ce cinéaste de l’intime.
Quel a été votre premier rapport au cinéma ? Qu’est-ce qui vous a poussé, à entrer dans le milieu du cinéma ?
Mes parents m’ont emmené assez tôt au cinéma, voir des dessins animés, des Walt Disney, des Pinocchio, des Bambi, tout cela. Je me souviens qu’eux, ils y allaient tous les samedis soir et que moi, j’avais très envie d’y aller. Je leur avais demandé à quel âge j’aurais le droit de les suivre, et ils m’avaient dit : « à partir de 7 ans, tu auras le droit ». C’est à partir de cet âge-là, que j’allais, je pense, presque tous les samedis soir au cinéma avec eux voir des films d’adultes. Ce qui m’a aussi beaucoup marqué, et c’est une expérience plus solitaire, c’est l’émission La Dernière Séance qui à l’époque était présentée par Eddy Mitchell. Il passait toujours un western, parfois deux westerns classiques. Et ça, moi j’adorais, je regardais des films le soir à la télévision alors que tout le monde dormait. Moi, j’étais là pour mon western.
Ma mère était prof de français. Écrire, elle en a toujours rêvé quand mes frères et sœurs et moi étions enfants. Elle disait toujours : « moi, un jour, je serai écrivain ». Et je pense qu’il y a quelque chose de cet ordre-là, de réaliser quelque chose qu’elle n’avait pas réalisé. Je suis venu au cinéma plutôt par l’écrit, via la fiction, avant d’en venir au documentaire. Donc, c’était d’abord écrire, mais pas écrire tout seul, toujours avec un ou une scénariste. C’était important que ce soit une création collective, une aventure un peu humaine. C’était aussi une manière d’échapper à différentes choses, d’échapper au milieu social assez conservateur dans lequel j’ai grandi.
Il y a aussi un rapport au fait de garder une trace. Quand j’étais jeune, j’ai perdu un frère, et je pense que le fait de faire des films permettait aussi que les choses survivent, qu’elles ne disparaissent pas dans un grand trou noir. J’ai fait pas mal de films, des courts, des moyens, des fictions, et chacun d’entre eux est associé à un moment, un été, une période de ma vie.
Un pincement au cœur et Ce n’est qu’un au revoir n’ont pas été tournés au même moment, alors pourquoi les avoir réunis,et pourquoi dans cet ordre-là ?
En effet, ils ont été tournés à deux ans d’intervalle. Le premier qui a été tourné est Un pincement au cœur. C’était un film de commande de la part d’un organisme qui s’appelle Le Bal, un lieu d’exposition qui organise beaucoup d’ateliers avec des artistes dans des zones prioritaires. Ils m’ont proposé d’aller faire un film à Hénin-Beaumont, dans ce lycée, ce n’est pas moi qui ai choisi. Mais la proposition m’a intéressée, et puis c’était dans un contexte particulier, la période de la Covid, une période assez hostile au cinéma. Il y avait plein de règles, avec les masques, la distance, ce n’était pas évident. Au début c’était très compliqué, je ne pouvais même pas voir le visage des jeunes. Donc je filmais à distance. Et puis j’ai travaillé avec un petit groupe d’élèves constitué par les profs sur la base du volontariat, dans lequel il y avait Linda et Irina. Petit à petit, au montage, on s’est rendu compte que les deux étaient tellement passionnantes que ce n’était pas possible de ne pas centrer le film sur elles. C’est devenu leur film.
Deux ans plus tard, j’ai eu envie de faire un film toujours autour de l’amitié, mais plus centré sur un groupe et à côté de là où je vis, dans la Drôme. Les deux films étaient toujours liés dans mon esprit et j’ai toujours eu le désir de les réunir ; pour moi ils montrent deux jeunesses très différentes et je trouvais que c’était très riche de les rassembler, de les faire se côtoyer dans une salle de cinéma. Je n’avais pas envie de sortir Ce n’est qu’un au revoir tout seul parce que j’avais l’impression que c’était une jeunesse très particulière, presque dans une petite bulle, quelque chose d’un peu hors du temps, dans une géographie et une sociologie particulière. Et avec Un pincement au cœur, c’était intéressant de confronter ces deux jeunesses.
Un pincement au cœur avait été montré dans des festivals, mais sa durée empêchait qu’il puisse sortir en salle. Le distributeur voulait sortir Ce n’est qu’un au revoir tout seul parce qu’il était suffisamment long, j’ai insisté pendant des mois et des mois pour qu’on sorte les deux ensemble. Par rapport à l’ordre, l’idée la plus logique aurait été de commencer par le plus court et de finir par le plus long, de commencer par celui avec les secondes et de terminer avec les terminales. Mais dans l’ordre inversé ça ne fonctionnait pas du tout : quand Un pincement au cœur se terminait et qu’on débarquait dans la Drôme, on avait instantanément l’impression que la vie était incroyablement douce pour ces jeunes filles, et leurs blessures, leurs angoisses, qui étaient bien réelles, paraissaient anodines, on avait du mal à être vraiment touché par elles après avoir passé du temps avec Linda et Irina. Un pincement au cœur écrasait un peu Ce n’est qu’un au revoir. Et ça me plaisait beaucoup de commencer par un groupe et de finir sur un duo.
Vous parvenez à capturer l’intime de manière très juste dans les deux documentaires. Comment s’est passé le tournage, comment est-ce qu’on filme des adolescentes dans leur chambre ?
Je suis un homme et je suis beaucoup plus âgé qu’elles, donc sur le papier ce n’était pas du tout évident d’arriver à ça. Surtout que, je précise, je n’avais pas du tout le projet de filmer des filles plutôt que des garçons, ça a été un concours de circonstances dans les deux cas.
Dans l’équipe, on était trois hommes et une femme, l’assistante mise en scène, et heureusement qu’elle était là, je pense que sa présence a vraiment aidé.
Au début du tournage, c’était un peu intimidant d’entrer dans ces chambres. Il y a une séquence où on sent que la caméra n’ose pas vraiment : c’est la scène dans le couloir, où on les voit dans l’embrasure de la porte, en train de danser, ça correspond vraiment au premier soir où on tournait dans l’internat et on n’osait pas tout à fait entrer dans les chambres, on avait l’impression de transgresser une intimité. Petit à petit on y a été invités, ça s’est fait naturellement. En documentaire, ce qui m’intéresse, c’est justement de pouvoir raconter l’intime, les sentiments des personnages, l’intériorité, les pensées des gens que je filme. Je n’ai pas vraiment de méthode mais ça se fait en complicité avec les gens que je filme. Je ne suis pas constamment en train de filmer sur le vif, à les suivre toute la journée avec une caméra. On se donnait des rendez-vous et on se mettait un peu d’accord à l’avance, parfois sur des discussions qu’elles avaient envie d’avoir, qu’elles avaient peut-être eu quelques jours avant et dont elles m’avaient parlé, et je leur demandais si elles seraient d’accord pour en rediscuter. Ou elles me disaient : « tiens demain on va à cet endroit, est-ce que tu veux venir ? » Ça permet de ne pas trop les prendre de court, il y avait un cadre un peu rassurant, elles pouvaient se dire « Ok Guillaume vient dans notre chambre à 11h et on parlera un peu de ça ». Il y a eu plusieurs mois durant lesquels on se voyait avant le tournage, ça a permis d’installer une relation de confiance. On a beaucoup discuté de ce que le film pourrait raconter, même si je n’en savais rien, au fond. Mais, par exemple, deux des jeunes filles du film, Aurore et Nours, m’avaient envoyé un message juste avant le début du tournage pour me dire qu’après en avoir parlé entre elles, elles avaient l’impression que le film allait parler de la perte parce qu’elles avaient toutes perdu quelque chose dans leur vie. C’est-à-dire qu’elles réfléchissaient elles-mêmes au film qui allait se faire. Même si c’est mon film, c’est aussi un peu leur film d’une certaine manière. En tout cas elles réfléchissaient à ce que le film allait dire de leur vie. On était déjà sur quelque chose d’assez intime avant même que le tournage ait commencé.
Est-ce que tous les moments que vous avez filmés étaient « vrais », pris sur le vif ? On pense notamment à la scène, dans Ce n’est qu’un au revoir, où elles s’échappent par la fenêtre de leur chambre et se font surprendre par une surveillante.
Il y a un mélange de situations prises sur le vif et de situations plus « fictionnelles ». Par exemple, la scène dans le couloir avec le domino de matelas, c’est une scène prise sur le vif, quelqu’un est entré dans la chambre pour nous dire qu’un domino de matelas allait avoir lieu donc on est allés filmer. Mais la scène où elles passent d’un dortoir à l’autre, c’est une scène qu’on a reconstituée avec leur complicité et celle de la surveillante. Il s’agit d’une scène réelle mais rejouée pour la caméra.
Vous avez dû nouer des liens avec les ados, est-ce que vous avez gardé des contacts ? Elles sont toutes à des moments charnières de leur vie, est-ce que vous savez ce qu’elles sont devenues aujourd’hui ?
Bien sûr, je suis resté en contact avec elles et je sais ce qu’elles deviennent les unes les autres. Pas dans les détails, mais je sais par exemple que Linda fait des études de médecine en région parisienne. Par contre, son amie Irina, elle, ne fait pas d’études, elle a eu un premier enfant et est enceinte d’un deuxième, donc ce sont deux trajectoires complètement différentes. Mais elles sont encore très très liées. Elles se sont en fait même plus rapprochées après le tournage, ça les a aidées à mieux comprendre leur fonctionnement l’une et l’autre, et à se dire des choses qu’elles ne s’étaient jamais dites de manière aussi profonde.
Les filles de Ce n’est qu’un au revoir, je sais dans quelles villes elles sont, quelles études elles font. J’en ai quelques-unes au téléphone de temps en temps et je les ai revues pour des projections. Mais d’une certaine manière, le lien est presque plus fort entre moi et les personnages des films qu’entre moi et les filles « réelles » ; j’ai passé beaucoup plus de temps avec les personnages, avec elles filmées, parce qu’il y a eu tout le travail de montage. Donc j’ai créé un lien très fort avec leur image filmée, alors que les tournages en eux-mêmes ont été assez courts. On ne peut pas enlever non plus le fait que j’ai 48 ans et qu’elles ont maintenant 20 ans, qu’on n’habite pas dans la même ville, on n’a pas du tout la même vie. Et ce n’est pas comme si j’avais filmé une personne, j’en ai filmé beaucoup donc je ne peux pas garder un lien d’amitié avec toutes. D’ailleurs ça ne se joue pas sur le terrain de l’amitié, c’est plutôt qu’on a fait quelque chose ensemble dont on est heureux, elles et moi, et c’est une belle trace, un beau souvenir. C’est ça qui est assez particulier dans le documentaire. Je pense que c’est peut-être plus naturel de garder un lien avec les acteurs et les actrices qu’on a filmés parce qu’on travaille vraiment ensemble, on construit un personnage ensemble, on répète, on tourne, et puis les acteurs et les réalisateurs vivent dans le même monde, donc on se croise. Là, ce sont des mondes différents.
On oublie complètement la caméra et on a l’impression que les adolescentes oublient aussi qu’elles sont filmées. Comment est-ce que ça s’est passé sur le tournage pour réussir à retranscrire cette impression de naturel ?
Je pense que si la caméra semble être oubliée, c’est que, justement, elle ne cherche pas à se faire oublier. La caméra, c’est leur partenaire, elles sont complices en quelque sorte, elles jouent avec. Ce n’est pas comme si elle cherchait à se faire oublier et que d’un coup on se rappelait sa présence. D’une certaine manière, ces discussions n’auraient pas eu lieu telles quelles si la caméra n’avait pas été là. La présence de la caméra modifie aussi le cours de leurs journées, même si on retombe évidemment sur leurs préoccupations, leur vie, et que jamais je ne leur ai dit de parler de quelque chose en particulier, je ne leur faisais pas faire des choses qu’elles ne faisaient pas habituellement. Par contre, assez souvent, on commençait un moment parce qu’il y avait la caméra, c’était une donnée de base en quelque sorte. Et du coup, elles avaient moins l’impression d’être surveillées, elles jouaient avec elle, donc c’était plus facile de l’oublier ensuite.
Paradoxalement, que les choses puissent parfois être un peu rejouées et mises en scène, permet d’arriver à un degré de vérité plus grand que si j’avais juste débarqué dans leur chambre en disant « faites pas attention à moi, on vous filme ». Mais c’est aussi spécifique à la durée relativement courte du tournage.
Dans Un pincement au cœur, les scènes de discussions, notamment avec la psychologue scolaire, elles étaient rejouées aussi ?
Oui et non. Pour la scène avec la psychologue scolaire, au début, on filmait une autre scène. La psychologue scolaire est passée à ce moment, elle s’est arrêtée pour savoir ce qu’on faisait et elle nous a posé des questions sur le film. Quand j’ai appris qu’elle était psychologue scolaire, je lui ai demandé si elle serait d’accord pour faire une scène, avec l’accord aussi de Linda et Irina. Un quart d’heure plus tard, on s’est tous retrouvés dans le bureau de la psychologue. Normalement, elle reçoit les élèves plutôt individuellement, mais ça nous paraissait plus naturel de faire ça avec les deux en même temps. Finalement ça donne quelque chose de très beau, qu’elles soient toutes les deux ensemble, ça les rapproche beaucoup, et à la fois, ça montre aussi leurs divergences. C’est une scène qui a été provoquée, mais juste en rebondissant sur l’instant, sur ce que la vie a proposé. Elles se sont livrées d’une manière extrêmement belle devant cette psychologue scolaire et c’était complètement imprévu, ça s’est fait sur le moment. D’ailleurs, pendant la scène, j’ai appris plein de choses sur elles. Pour le cinéma documentaire, en tout cas tel que je le pratique, je crois beaucoup au hasard. Plutôt que de faire un casting pendant des mois pour essayer de trouver les meilleures personnes à filmer, j’aime bien simplement prendre ce que la vie me propose, et j’essaie de faire de mon mieux avec ça.
Propos recueillis par Zoï Ringeval et Lola Kervel
Crédits photographiques : cottonbrostudio, Black and white labeled box, Pexels, https://www.pexels.com/photo/black-and-white-labeled-box-3945321/.