L’exotisation de La Réunion : aux origines d’un regard occidental

En France, le terme « ailleurs » est souvent associé à l‘ « exotisme ». Ici, tout ce qui vient d’ailleurs semble revêtir cette teinte d’exotisme : les fruits, les paysages, les boissons, les œuvres d’art, et parfois, les personnes elles-mêmes. Mais que signifie vraiment l’exotisme ? Pour en comprendre le sens et les enjeux, examinons les origines de l’exotisation de l’île de La Réunion.

Selon Jean-François Staszak, l’exotisme est avant tout un processus de « construction géographique de l’altérité propre à l’Occident colonial ». Ce concept reflète une fascination mêlée de condescendance pour certains lieux éloignés, souvent désignés et définis par l’histoire de la colonisation. Dans cette vision, l’Occident, considéré comme le centre normatif, est pris pour référence, incarnant ce qui serait « neutre » et « objectif ». Or, cette perspective n’est en aucun cas universelle, ni véritablement objective ; elle représente simplement le point de vue des Européens de l’époque coloniale.

L’Europe s’est en effet passionnée pour l’exotisme à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, alors que la civilisation européenne, en proie à l’autocritique, commençait à percevoir ses propres limites et contradictions. Ce regard tourné vers l’extérieur devient ainsi une échappatoire vers un « ailleurs » perçu comme un retour aux sources de l’humanité, idéalisé comme un état naturel, voire « primitif », d’innocence et de bonheur. Cette nostalgie pour un passé mythique, incarné géographiquement par des régions lointaines, donne naissance à un exotisme qui n’est rien d’autre qu’une forme de rêve des « temps anciens heureux ».

Cependant, il est important de noter que ce n’est pas parce qu’une culture est différente de celle de l’Occident qu’elle lui est inférieure. Ce regard condescendant révèle avant tout la façon dont l’époque coloniale envisageait les autres cultures, sans pour autant représenter une vérité.

La Réunion, longtemps présentée comme un « jardin d’Éden », s’inscrit parfaitement dans cette vision exotique. Dès l’époque coloniale, l’île est présentée aux Français comme un véritable havre de paix, un lieu unique sans les dangers que l’on retrouve dans d’autres colonies. On insiste sur l’absence de prédateurs ou de maladies mortelles, et sur la prospérité qui y règne , avec une nature généreuse, des récoltes abondantes, et une main-d’œuvre d’esclaves à disposition. Cette représentation édénique, où régnerait l’oisiveté sans menace, s’inscrivait bien dans les rêves occidentaux d’une terre sans préoccupations, mais où les inégalités coloniales étaient omises ou minimisées.

La littérature coloniale a largement contribué à façonner cette image exotique de La Réunion, en particulier à travers des auteurs comme Charles Baudelaire et Marius-Ary Leblond. Dans son poème « La Belle Dorothée », Baudelaire dépeint La Réunion comme un paradis tropical et érotise la femme noire réunionnaise, la présentant sous un prisme exotique qui renforce les stéréotypes coloniaux :

« Elle s’avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d’un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue »

« Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers »

« Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triomphant et paresseux ».

Ces écrits participent à la fétichisation de la femme réunionnaise, l’enfermant dans un rôle d’objet de fascination sexuel. Cette tendance révèle un lien étroit entre le fétichisme envers les personnes non blanches et la vision exotique occidentale de l’ailleurs.

Pour alimenter l’image d’un paradis idyllique, le concept de l’esclavage « doux » a été inventé et diffusé par les colons et les politiciens de l’époque. Afin de préserver l’image de la « France des Lumières » et d’éviter les révoltes, une fable fut alors créée : celle d’une relation « paternelle » entre le maître et l’esclave. Cette réécriture historique a façonné une perception erronée, décrivant les esclaves comme des individus dociles et « heureux »dans leur condition. Cette vision a laissé des traces dans les mentalités, et contribue à expliquer pourquoi les Réunionnais sont parfois perçus comme « doux » et « dociles » en métropole, et même sur l’île.

La fétichisation des femmes réunionnaises prend ainsi une forme particulière, influencée par ces mythes et idéalisations coloniales qui persistent encore aujourd’hui.

L’exotisation de La Réunion, enracine?e dans le colonialisme et les stéréotypes culturels occidentaux, continue de marquer les représentations contemporaines de l’île et de ses habitants. Derrière l’image d’une île paradisiaque se cache une longue histoire de distorsions, où l’ « ailleurs » a servi de miroir aux fantasmes européens. Remettre en question ces représentations, c’est aussi comprendre la façon dont les récits coloniaux continuent d’influencer notre vision du monde, et de réévaluer l’héritage de cette fascination exotique dans le regard que l’on porte sur La Réunion aujourd’hui.

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