L’image a toujours fasciné et inquiété. Depuis les fresques pariétales jusqu’à l’avènement du cinéma, chaque progrès technique a repoussé les limites du représentable. Mais avec l’irruption des deepfakes, de l’intelligence artificielle (IA) générative et de l’art automatisé, le XXIe siècle a ouvert la porte à un bouleversement inédit : celui d’une production de simulacres sans précédent dans l’histoire, où réel et fiction semblent se confondre irrémédiablement. Sommes-nous à l’aube d’un nouveau régime du faux ?? Jusqu’où ces technologies risquent-elles de redéfinir notre rapport aux images et à la vérité ?
Le simulacre : d’une notion philosophique à une réalité numérique
Le mot « simulacre » surgit dès l’Antiquité. Pour Platon, il désigne une image trompeuse, une copie qui n’a même plus de modèle, condamnée à hanter la caverne des illusions. Au XXe siècle, le philosophe Jean Baudrillard a théorisé l’avènement de la société du simulacre, où le signe finit par remplacer le réel lui-même.
Or, ce que plaignent ou redoutent les philosophes anciens devient aujourd’hui palpable pour chacun?: tout le monde peut, depuis un smartphone, produire et partager des images « plus vraies que nature », à la frontière du réel et du fantasmé. Deepfakes, IA textuelles ou visuelles, générateurs d’avatars ou de fake news?: jamais la notion de simulacre n’a été aussi concrète.
Deepfakes : le règne de l’imitation parfaite
La première vague de simulacres du XXI? siècle porte un nom inquiétant : deepfake, contraction de deep learning et fake. Cette technologie, fondée sur les réseaux de neurones et le machine learning, permet de substituer un visage ou une voix à une autre dans une vidéo ou un enregistrement audio. C’est une prouesse technique?: les outils actuels, libres d’accès, permettent à quiconque de faire parler une célébrité ou de saboter une campagne politique par la simple manipulation d’images.
La tentation médiatique et satirique est immense, mais les risques le sont tout autant. En 2018, Buzzfeed et le réalisateur Jordan Peele produisaient un deepfake viral de Barack Obama, censé « alerter sur le danger ». Depuis, des déluges d’images et de vidéos manipulées envahissent les réseaux lors d’événements politiques majeurs, amplifiant les fake news, nourrissant les peurs : une simple séquence suffit parfois à faire basculer une opinion publique.
Les deepfakes illustrent ainsi la mutation profonde du rapport à l’information. Face au flot d’images « probables », souvent indiscernables du réel, l’œil humain – même entraîné – peine à distinguer l’authentique du forgé.
IA générative : création ou automatisation de l’art ?
À côté du danger inhérent aux deepfakes se développe une autre vague?: celle de l’IA générative. Des outils comme DALL·E, Stable Diffusion, Midjourney, ou ChatGPT Image génèrent sur requête des images, des textes, des sons. En quelques secondes, il devient possible de créer des paysages inventés, des portraits d’inconnus, des œuvres inspirées par tous les styles artistiques existants, ou d’illustrer des concepts autrefois inimaginables.
Pour les artistes, c’est une révolution, un bouleversement du processus créatif. Certains y voient une prodigieuse extension de leurs moyens d’expression, offrant des perspectives inaccessibles auparavant. D’autres y perçoivent une menace?: celle de voir l’art se dissoudre dans le flot anonyme des productions automatisées. Car qui est l’auteur d’une œuvre de l’IA?? Le programmeur?? L’utilisateur qui tape la commande?? L’algorithme lui-même??
« L’IA ne crée pas, elle combine », tempête l’artiste plasticienne Sophie Pujas. Pourtant, le résultat intrigue, fascine parfois autant qu’il déroute. Certaines œuvres générées par IA remportent même des prix, à l’instar du tableau Théâtre d’Opéra spatial, primé en 2022 à la Colorado State Fair. Est-ce encore de l’art si la main humaine disparaît??
Surabondance et dilution du sens
Ce raz-de-marée de simulacres pose une autre question vertigineuse : où placer la confiance et comment préserver le sens ? Chaque jour, des millions de visages synthétiques peuplent nos fils d’actualité. Ces « gens qui n’existent pas » sont partout?: dans les publicités, les illustrations, les profils fictifs de réseaux sociaux. Le réel semble contaminé par le virtuel, jusqu’à en perdre ses repères.
Face à ce déluge, l’authenticité et la rareté deviennent des valeurs-refuges. On assiste à la naissance d’une nouvelle forme de scepticisme : l’œil ne croit plus ce qu’il voit, le doute s’installe partout. En réaction, la blockchain, les NFT, et des technologies de filigranage numérique sont invoquées pour restaurer la chaîne de confiance, tracer l’origine des œuvres, certifier l’authenticité du contenu.
Pour autant, l’expérience esthétique ne disparaît pas, mais se transforme. De nouveaux artistes s’emparent des IA comme palette ou pinceau. Certains, comme Refik Anadol, utilisent les algorithmes pour explorer la mémoire, les rêves, la répétition, créant des œuvres hypnotiques où l’humain et la machine dialoguent sans fin.
Une société à l’épreuve du virtuel
Au-delà de la sphère artistique, c’est toute la société qui est sommée d’apprendre à vivre avec ces nouveaux simulacres visuels. Les médias, les institutions, les citoyens doivent se doter de garde-fous?: détecteurs d’images truquées, éducation à l’esprit critique, nouveaux standards de vérification. Des dispositifs sont testés?: intégration de balises cachées dans les fichiers, obligation de mentionner le contenu généré par IA.
Mais la vigilance technique doit s’accompagner d’un saut culturel?: il s’agit d’accepter l’émergence d’un nouvel imaginaire, où le vrai et le faux cohabitent, s’entrelacent, s’enrichissent parfois. Les artistes, les philosophes, les enseignants ont un rôle central à jouer pour donner du sens à ce nouvel âge de l’image.
Simulacres ou nouveaux mythes visuels??
Nul ne sait jusqu’où cette révolution ira. Mais une chose est certaine?: les deepfakes, l’art génératif, l’IA sont en train de recomposer les frontières du représentable et du concevable. Ils nous invitent à repenser notre rapport au réel, à l’auteur, à l’œuvre, à la mémoire collective.
Peut-être ces nouveaux simulacres visuels ne sont-ils, finalement, que la déclinaison contemporaine de la vieille obsession humaine?: celle de se raconter, de s’inventer d’autres mondes, d’autres visages, de troubler pour mieux comprendre. À nous de choisir si ces illusions serviront le progrès ou l’illusion, l’éveil ou la manipulation.
Ilona Mayerau-Lonné Guesdon
Sources
MILLIÈRE Raphaël, « Deep Learning and Synthetic Media », arXiv, mai 2022, URL : https://doi.org/10.48550/arXiv.2205.05764 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
TOLOSANA Ruben et al., « DeepFakes and Beyond : A Survey of Face Manipulation and Fake Detection », arXiv, juin 2020, URL : https://doi.org/10.48550/arXiv.2001.00179 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
LAGO Federica et al., « More Real than Real: A Study on Human Visual Perception of Synthetic Faces », arXiv, octobre 2021, URL : https://doi.org/10.48550/arXiv.2106.07226 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
PENG Qiyao et al., « Crafting Synthetic Realities : Examining Visual Realism and Misinformation Potential of Photorealistic AI-Generated Images », arXiv, septembre 2024, URL : https://doi.org/10.48550/arXiv.2409.17484 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
BODON Charles, « L’IA et le devenir des images : de la générativité à la dégénérescence», Academia, novembre 2024, URL : https://www.academia.edu/125880629/LIA_et_le_devenir_des_images_de_la_g%C3%A9n%C3%A9rativit%C3%A9_%C3%A0_la_d%C3%A9g%C3%A9n%C3%A9rescence [ Consulté le 2 juin 2025 ].
CHÂTENET Ludovic, « Images, mensonges et algorithmes. La sémiotique au défi du Deepfake ». Interfaces numériques, juillet 2022, URL : https://10.25965/interfaces-numeriques.4826 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
BOURASSA Renée, « Puissances du faux, faiblesses du vrai : tromperie, stratégies d’illusion et intelligence artificielle », érudit, mars 2024, URL : https://doi.org/10.7202/1109845ar [ Consulté le 2 juin 2025 ].
LEONE Massimo, « L’idéologie sémiotique des deepfakes », Interfaces numériques, juillet 2022 URL : https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4847 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
ANDRADE Alexandra, Artificiel ou réel ? Perception des images générées par IA, mémoire dirigé par Christian Mumenthaler, Haute École de Gestion de Genève, 2024, URL : https://susi.usi.ch/global/documents/330668 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
LALLA Vejay et al., « Intelligence artificielle : les deepfakes dans l’industrie du divertissement », OMPI, 19 juin 2022, URL : https://www.wipo.int/fr/web/wipo-magazine/articles/artificial-intelligence-deepfakes-in-the-entertainment-industry-42620 [ Consulté le 2 juin 2025 ].
Crédits photographiques : ThisIsEngineering, Code projected over woman, Pexels https://www.pexels.com/photo/code-projected-over-woman-3861969/.