Journal des confinés d’Alma Mater – Semaine 5, du 13/04/20 au 19/04/20

En ces temps un peu particuliers, Alma Mater a décidé de créer un journal de confinement commun, qui laisse la possibilité et aux membres de l’association (et à d’autres) de s’exprimer de façon totalement libre. En voici le résultat, une succession de témoignages à lire par petits et grands bouts, ou à redécouvrir quand l’orage sera passé !

 

Axelle

 

Jour 29 : Si vous passez une mauvaise journée…

Il est quinze heures du matin, j’ouvre un œil. Parmi toutes les activités relaxantes et ressourçantes qui s’offraient à lui, mon voisin a décidé de se mettre au saxophone, il joue en boucle « wonderful life » mais ce n’est pas wonderfull du tout et j’ai envie de me tirer une balle. Sa cacophonie affligeante aura eu au moins le mérite de me détourner de mes acouphènes l’espace de quelques secondes. J’allume mon téléphone, un gars que j’ai croisé dans le train en 2016 me dit qu’il aurait aimé passer la quarantaine avec moi et toujours pas de nouvelles de mon frère. Je me traîne jusqu’à la salle de bain. Comme c’est mon unique compagnie et qu’il me manque une case, je m’adresse à mon reflet. J’essaye de lui dire des trucs sympas du genre «Tu es comme un bon film, ta valeur est inversement proportionnelle à ton succès ! » mais je suis coupée dans mon élan par le retour de l’acné de mes seize ans. Il ne manquerait plus que je refasse une crise d’ado ! Tout bien réfléchi j’ai envie de m’éclater en boîte et je ne réponds pas aux appels de mon père : je refais une crise d’ado.  

Je ne sais pas quelle heure il est mais il est toujours l’heure de manger, j’attrape une pomme. En l’épluchant je fais tomber la moitié par terre, que je jette à contrecœur. C’est une raison suffisante pour que je fonde en larmes, puisque depuis que je suis confinée ma sensibilité est à fleur de peau. Puis comme je suis conditionnée par les influenceuses d’Instagram, je commence ma séance de sport quotidienne par du yoga, mais mon chien tête en bas ressemble plutôt à une chèvre qui a des hémorroïdes. J’enchaîne avec la musculation. Cinq pompes plus tard je suis exténuée devant mon miroir, je prends mes abdos en photo et je pleure à nouveau parce que je suis convaincue que je vais abandonner le sport dans deux semaines, et qu’à la sortie je serai la même patate que j’étais au mois de mars sans que personne n’ait pu observer le fruit de mes efforts entre temps.

J’ai encore faim. J’essuie mes larmes et je me promets de me préparer un plat digne des plus grands chefs. Je m’entaille le doigts en coupant les courgettes, le temps que je désinfecte la plaie les légumes ont brûlé, pour faire passer le goût j’entreprends de rajouter des épices, mais le couvercle mal bouchonné du curry se détache alors que tout le contenu du petit pot se déverse sur les rondelles de courgettes carbonisées. Éclair de génie, je vais couvrir mes erreurs avec de la crème fraîche, comme j’en ai fait beaucoup, il me faut beaucoup de crème fraîche. Parallèlement j’avais fait cuire des spaghettis. Je découvre à ce moment là que, contrairement au riz, les pâtes ne gonflent pas, j’ai donc mal calculé la quantité qu’il me faudrait pour me rassasier. Résignée, je m’assois à la table pour boire ma soupe à la crème fraîche dans laquelle flottent trois spaghettis et du charbon au curry. Le vent a tourné et il fait un peu froid, j’ouvre mon armoire pour attraper un gilet, je saisis le cintre quand brusquement mon meuble s’effondre sur lui même comme notre société, m’obligeant ainsi à faire le tri dans ma garde robe que je rechignais à faire depuis le début du confinement. Mon dos grince autant que le bois qu’il supporte pendant que je revisse les planches avec une règle en métal, faute de tournevis. Les habits d’hiver sous le lit et ceux d’été dans le placard, je fais une crise d’asthme parce que j’ai remué toute la poussière de ma chambre, je me rappelle que depuis que j’ai épuisé toute ma Ventoline j’ai repoussé indéfiniment le moment où j’allais en racheter, j’ai envie de me mettre une claque mais j’ai pitié de moi dans l’immédiat alors je m’aère sur le balcon. 

Mon voisin d’en face, le saxophoniste, me propose de faire une bataille navale, j’ai d’abord une envie féroce de l’insulter mais je me retiens dans l’optique de ne pas griller mes seules chances de maintenir un contact avec le monde extérieur. Comme je suis très mauvaise perdante j’attends d’avoir coulé les trois quarts de ses bateaux avant de placer mon porte avion. Certains crieront à la triche, j’appelle ça du pragmatisme. Il faut dire qu’il affiche les scores à la fenêtre aux yeux de tous, et j’ai malgré tout une dignité à préserver. Aux applaudissements de 20 heures toute la rue a pu constater mon écrasante victoire de 3 à 0.

Le soleil tombé alors qu’il est quatorze heures dans mon esprit, je suis face à un dilemme de taille, même Corneille n’en a pas pondu de pareil. Écouter l’allocution du président ou regarder le jeu des problèmes des Marseillais au Caraïbes ? Je suis dépitée par ce que j’entends, tout le pays est sous le choc, c’est un drame national : Maeva a du galocher Nacca devant Greg pour ne pas boire le cocktail aux piments.

Toute chamboulée je prends une douche froide, en sortant je constate que mes cheveux ressemblent à la plante qui flétrit jour après jour sur mon balcon. Ni une, ni deux, j’empoigne mes ciseaux de cuisine pour retailler cette frange. Ayant un problème avec le droit, l’adresse et la droiture en général, je ressemble désormais à une brosse à WC. Pour que mon témoignage puisse avoir une quelconque utilité sociale, je m’adresse à vous, les filles qui envisagez de vous reconvertir à la coiffure en temps de crise. Posez ces ciseaux et respirez profondément.

Adrien A.

 

Canapé solitaire

Chapitre 3 : 

Il s’en passe des choses en ville ; des événements inattendus, parfois insolites, parfois malheureux peuvent soudainement prendre vie sous nos yeux. Tenez, ce matin, le trafic rue Borges de Medeiros était dense pour une période de confinement, des foules entières arpentaient les rues, de petits commerces avaient rouvert leurs portes, les vendeurs de fruits ambulants investirent à nouveau l’espace public, une file d’attente monstrueuse d’une bonne centaine de personnes s’était formée devant le Marché Public aux alentours de midi ; dans cette agitation, rue Riachuelo une petite moto légère descendait la pente d’asphalte à toute vitesse. Au début, personne n’y fit réellement attention car ce sont des choses assez communes ici, sans parler du fait que chacun était absorbé par son objectif du moment. Soudain, un son de frein perçant envahit la rue, de la gomme avait laissé la marque de son passage sur la route et des centaines de regards se retournèrent vers le manteau noir allongé au sol, immobile. Par chance, seul des dégâts matériels étaient à déplorer et quelques braves bras s’empressèrent de relever le motard, toujours sonné et en état de choc. Il eut grande peine à atteindre le trottoir, tremblotant comme un claquement de dent frénétique, du fait d’une frayeur qu’il n’espérait pas vivre à ce moment précis. 

Honnêtement, il a eu beaucoup de chance car la rue Riachuelo débouche sur la rue Borges de Medeiros, une rue emblématique de Porto Alegre, très fréquentée et faisant partie de l’itinéraire des bus de la ville. Les conducteurs de ces derniers sont parfois de vrais chauffards, donc, quand le feu est rouge pour les piétons, il faut leur donner l’absolue priorité ; on n’est pas à Paris ici. Notre jeune automobiliste — le casque enlevé, son visage poupon fut révélé à une assemblée encore absorbée par sa cascade — échappa donc à un choc sans doute bien plus violent. Puis, la vie reprit son cours. 

J’ai mentionné les longues files d’attente précédemment, notamment devant les banques avant dix heures du matin. Qui dit première dizaine du mois dit payement des loyers, et comme ici presque tout se paye en liquide, on peut assister à un rassemblement important devant toutes les banques de la ville. Couples, familles, personne âgées, toutes les tranches d’âge y sont représentées. La première fois, je fus tellement surpris, que je décidais de compter le nombre de personnes attendant patiemment, leur tour. Pendant mon recensement, d’un intérêt critique pour la société j’en conviens, un religieux, vêtu d’une longue robe blanche enrichie de bandelettes jaune-pâles au niveau des épaules, son visage doux enjolivé par des motifs blancs cérémoniels, tenta d’engager la conversation avec votre humble serviteur publique. Malheureusement pour lui, j’étais trop absorbé à dénombrer ce long tracé d’hominidés, pour qui le social distancing n’était qu’une singularité futile, en pied de grue devant un des établissements les plus puissants de la ville. Je me rappelle néanmoins son expression apaisante à l’instant où mes yeux, accidentellement, croisèrent son apparence singulière. Sa voix douce se propageait dans mes oreilles, mais je ne répondis pas à son appel angélique. Ignoré, j’imagine qu’il retourna à son poste, toujours investi de sa mission sacrée, guidé par son indéfectible foi. 

Rencontrer, c’est découvrir.

Marianna. 

À notre rencontre sur le parvis de l’Université, Marianna, au côté de son père, militaire de carrière, apparaissait toute petite, introvertie. Loin de son Alentejo natal, elle devait, comme bon nombre d’entre nous, tout construire, repartir de zéro dans cette vaste fourmilière qu’est Porto Alegre. Les grouillants que nous sommes ne tardèrent pas à former une colonie cosmopolite, foyer d’adoption de nombreux argonautes culturels. C’est dans l’union de nos besoins que des liens durables se formèrent, et, sentant la chaleur grandissante de notre famille, Marianna commença à poser des questions. Thème classique abordé entre deux étudiants déracinés de leur foyer d’origine : leur foyer d’origine. Du général au particulier, Marianna questionnait, investiguait, creusait, fouillait, déterrait, analysait, classifiait absolument tous les aspects de mon origine géographique ; à tel point que mon portugais limité ne sut affronter tant de curiosité. À l’université, dans la rue, au restaurant végétarien, elle inondait la ville de ses interrogations ; son débit de parole constitue à lui seul une épreuve qu’il n’est pas évidemment de relever pour des oreilles novices ; mieux vaut ne pas avoir les portugaises ensablées à ce moment-là.

Chaque jour fut une nouvelle découverte avec elle. Nous nous revîmes lors d’un dîner de despedida — d’au revoir. Un violent débat éclata : se faisaient face les pro-chocolat noir et les pro-chocolat au lait. Elle illumina les discussions de sa force de conviction ; monopolisant les attentions, elle taillait dans les certitudes de ses opposants ; ses cordes vocales affûtées provoquèrent indignations et contre-arguments tranchants, mais sa prestance radieuse, sa rhétorique éloquente, sa foi dans le chocolat au lait, infligèrent un traumatisant K.O. technique à des papilles adverses couvertes d’amertume, et d’un peu de sucre. 

Elle a une façon de rouler les r à vous faire croire qu’un matou flegmatique ronronne un discours à l’heure du câlin et autres papouilles. C’est sur ces petits détails que l’on peut titiller Marianna, mais attention ! Attendez-vous à un torrent de paroles grandiloquentes en réponse à vos bassesses rhétoriques ! Si exaspérée par ces attaques hors-règle, elle vous indiquera le chemin de la porte, littéralement, mais toujours avec ce blanc sourire enfantin que deux petites lèvres rosées laissent courir le temps d’une farce espiègle. Et si cela ne suffit pas, Marianna vous ignorera purement et simplement ; quel tempérament ! Vous aurez beau être assis à cinquante centimètres d’elle, cela n’empêchera pas un fossé abyssal de confortablement s’installer entre vos derrières respectifs. Cependant, si vous n’avez pas été trop taquin à son égard, elle viendra vous voir, ses yeux de biches grand ouverts et ses sincères pensées se traduiront en une marque d’affection, d’amitié, de complicité. 

Quel énergie cette femme et quelle générosité ! Elle se fait l’écho de cette enfant d’Eve, autrefois aimée par un rejeton de Mars, à la soif de vivre débordante ! Une portugaise, encore une ; à croire qu’elles ont quelque chose de spéciale celles-là ! À croire que leur envie de donner, leur présence chaleureuse et leurs délicates attentions ont fusionné en un piège à mouches ! À croire que le désir ne surgit toujours que de la même source, de la même personne, du même regard… Où serait-ce le dessein malicieux d’un biais cognitif, d’une vile déficience intellectuelle, d’une prison affective hostile à toute nouvelle saveur, à tout nouvel horizon, qui, sournoisement, interdit à de nouvelles idoles l’entrée du temple des affects afin qu’elles ne dérobassent pas ses reliques sacrées, ses artefacts ancestraux, son culte révéré ?

Mais le mal — ou le bien — est fait, et c’est pourquoi, ce lundi 06 Avril 2020, nous immortalisâmes notre union civile sur une fine feuille de papier, couverte d’huile d’olive et de sauce tomate. Sous l’autorité de l’article 420 du code civil brésilien, le contrat de mariage entre Mme M. de N. et M. A. précise que cette union est conditionnée par l’octroi d’une dot, que Mme M. de N. est tenue délivrer à M. A. de A., dont le montant est fixé à cinq milles brigadeiros — ces délicieuses pépites de chocolat sont la porte d’entrée au diabète. La recette, la méthode de préparation et les délais de livraison sont à la discrétion de la mariée. Le marié, quant à lui, se doit de réaliser des massages de relaxation réguliers de la plus haute qualité. 

Mais ce bref moment d’ivresse ne dura qu’un temps : deux heures s’écoulèrent, le dessert chocolaté tapissait les fours intérieurs des convives, les macarões finissaient d’endormir les plus gourmands et nous, nous officialisions la fin prématurée de notre fusion matérielle. D’un commun accord, la boule de papier, autrefois notre acte d’amour factice, termina sa courte vie dans la poubelle des emballages. 

Histoire d’une vie rêvée :

 

                            Rêve 1,

Lieu bien éclairé, mais fermé, on aurait dit une grotte d’insectoïdes directement sortie de l’univers médiéval-fantastique de World Of Warcraft : les parois, marron clair, étaient par endroit gonflées ; nous étions quatre : deux athlètes, une femme et moi. L’événement semblait de la plus haute importance, du moins d’un point de vue sportif. Vu le physique de l’un, une musculature athlétique, dense et ronde, une peau brune homogène, et, sans avoir fait attention au physique de l’autre, je dirais que nous allions assister à une épreuve de décathlon : saut en hauteur, 400 mètres, 1 500 mètres aucune épreuve n’annonçait pourtant son nom. Une certitude, saut en hauteur, perche, lancer de disque, lancer de poids, javelot, saut en longueur et 110 mètres haies ne faisaient pas partie du programme du jour vue l’absence flagrante de matériel. Un 100 mètres alors ? L’étroitesse de la piste permettait cette distance.

Les deux athlètes étaient sur le départ, prêts à actionner la puissance de leurs muscles propulseurs, quand, soudain, le compétiteur inconnu ses jeta sur l’olympien et le roua de coups. Étrange notion de l’esprit sportif. Sur ce, l’épreuve commença, l’inconnu, désormais seul prétendant au titre, s’élança ; l’autre mordait la poussière. Le premier remporta, apparemment, un titre de champion du monde de 100 mètres. Son adversaire se releva, furieux, et prêt à en découdre, mais il n’en fit rien. La femme et moi étions sous le choc, « Comment a-t-il osé s’en prendre au champion de la sorte ? » s’exclama-t-elle. Pourtant, aucune sanction ne contraria la victoire du tricheur, mon inconscient ayant décidé qu’aucun arbitre, aucun régulateur, aucune règle n’étaient nécessaire dans ce cas exceptionnel. Esprit libertaire va. 

Nous nous dirigions vers une petite échelle ; à vrai dire, il y en avait deux, mais nous délaissions la version en caoutchouc pour une plus stable et solide. Le brun décathlonien eut quelques gestes d’énervement envers son agresseur, mais ne le toucha pas, ni ne prononça le moindre nom d’oiseau. Je montais à l’échelle le premier, pensant que la sortie était notre destination. Je fus accueilli par une petite trappe, fermée par un couvercle de métal, dont l’ouverture n’était pas plus grande que les dimensions d’un tiroir de bureau. Complexe problème, mais, sous les encouragements de l’élément féminin du groupe, je me glissais, non sans peine, à travers cet encadrement réduit. Puis, plus rien. 

                             Rêve 2,

Nous voilà sur ce qui semble être un lieu de travail. J’y vois des personnes, assises à des bureaux immergés sous des fournitures toutes plus utiles qu’exotiques, affairées à je ne sais quoi, téléphones à l’oreille et balles anti-stress en main. Je me tiens debout au côté d’une personne de confiance et que je connais depuis des temps immémoriaux. Nul besoin de préciser que je ne sus l’identifier. Sans avoir au préalable tiré de plan sur la comète, nous quittâmes cette usine laborieuse, sans échanger ni mot, ni regard, et montâmes sur le toit du bâtiment. Aménagement insolite : on se serait cru sur un terrain vague où la terre et les gravillons se retrouvèrent pour former un sol irrégulier et accidenté, où de timides touffes d’herbe, petit à petit, revendiquèrent avec force et détermination leur droit à la vie ; un arbre gigantesque dominait les lieux de sa stature imposante. Selon moi, c’était un palo borracho, un arbre originaire d’Amérique du Sud, cultivé pour ses qualités esthétiques, son bois souple et sa fibre cotonneuse. Ce géant était couvert de pointes acérées, de la base de son tronc jusqu’à la cime de ses branches ; il est déconseillé de s’appuyer sur ce colosse cuirasser, si jamais, au hasard, un irritant grain de sable venait à se loger dans votre chaussure — droite ou gauche, à vous de voir —  et que vous désiriez l’y extraire, ou de s’y adosser, si vous comptiez lire un livre passionnant à l’ombre de ses fleurs blanche-crèmes et roses. 

Nous étions donc sur ce toit, cet opposant catégorique des normes architecturales. Notre comité d’accueil fut, lui aussi, extraordinaire : une dizaine d’enfants étaient déjà présents et gesticulaient dans tous les sens. Quand ils sentirent notre présence de grandes personnes, ils s’arrêtèrent, enlevèrent leurs chaussures, les attachèrent en paire par les lacets et les projetèrent dans notre direction ; j’imagine qu’ils nous visaient. Nous essuyions de lourdes salves de ces projectiles de taille réduite et imprégnés de transpiration, mais la faible vitesse à laquelle ils voyageaient de ces chérubins vers nos fronts ridés nous permettaient aisément d’anticiper leur trajectoire et donc de les éviter sans trop d’effort. Nous naviguions sous cette pluie de godillots. Puis, plus rien. 

Canapé solitaire 

Chapitre 4 : 

Combien de fois avons-nous été déconseillés de nous promener au parc Farroupilha de nuit ? Selon les rumeurs, bandits, criminels, sans-abris et autres toxicomanes y ont élu domicile et sèment la peur une fois notre monde plongé dans le crépuscule. Il est vrai que les vols et les agressions sont une réalité : ce havre de verdure a été à maintes reprises le témoin d’enlèvements de portables, d’agressions physiques et verbales, tout cela pour une poignée de reais, entre autres. Serait-ce la couverture de la nuit qui inspirerait les méfaits de ces âmes en déshérence ?

Mais se tenir loin de ce bassin de tranquillité pendant la phase sombre de la journée, particulièrement aux premières lueurs de la lune, ce serait se priver du plus beau chant de l’été. De nombreux sentiers, serpentant entre troncs et parterres de feuilles mortes, vous feront office de guides, dans un parc où l’éclairage public n’a pas conquis toutes les parcelles de terre. De temps à autres, des merles à ventre rouge, à la recherche de nourriture dans les épaisses couches de feuilles, font tressaillir les téméraires explorateurs nocturnes ; la canopée du parc voile la vue du ciel étoilé ; le trafic vient rompre, au gré des feux tricolore, un silence relaxant, mais parfois pesant lorsque l’on connait la réputation du parc Farroupilha. Les oreilles sont grandes ouvertes, tous les sens sont sur leur garde. 

Et c’est là qu’elles entrent en scène. Cachées dans la nuit, sous les manteaux boisées et feuillus des ficus et palo borracha, les cigales se réveillent. Chaque jour de la saison chaude est une fête de la musique. Soudain, l’ouïe du mélomane est attirée par un enchaînement rapide et prolongé de cliquetis, lui donnant l’impression qu’un petit moteur est sur le point de démarrer. Le métronome accélère encore jusqu’à ce qu’une des cigales aie achevé ses vocalises : l’apparition de la première note stridente marque le commencement d’une longue symphonie. Des quartiers entiers du parc résonnent de leur legato, magistralement exploité par un orchestre inspiré. On se retrouve seul, plongé dans l’obscurité, immergé dans un torrent de notes couvrant la totalité des tiers bruits environnants. Le sculpteur sur bois, et celui sur pierre, l’élagueur, et même l’ouvrier du bâtiment, aura l’impression de reconnaître meuleuses et tronçonneuses au travers du chant perçant des cigales. Les mâles chantent une dernière fois avant l’arrivée des pluies tropicale ; leur abdomen creux et bombé est l’amplificateur de leur mélodie nuptiale. La femelle, elle, ne chante pas, mais écoute attentivement : qui écrira une poésie touchante, romanesque, héroïque, ou seulement pragmatique ? Qui trouvera le ton juste, l’harmonie envoûtante entre haute et basse fréquences ?  Les indécis opteront-ils à nouveau pour une demi-cadence, mettant ainsi le désir des belles en suspens, ou se risqueront-ils à atteindre la cadence parfaite, appât des cœurs déjà conquis ? 

Mais sont-ce réellement des cris d’amour et de passion que l’on entend ? L’aventurier noctambule aura vite de se fourvoyer dans son ignorance : les cigales n’annoncent pas uniquement leur recherche de partenaires, mais également l’approche d’un danger ! Un simple promeneur, un danger ? C’est que ces chanteuses estivales se terrent la plupart de leur vie dans les entrailles des sols et ne sortent qu’une fois prêtes à chanter. Malheureusement, les forêts ont souvent trop chaud sous les graisseux manteaux de bitume ; les cigales, quant à elle, restent piégés dans les tunnels gelés de la terre, et s’évanouissent, sans un bruit.

 Histoire d’une vie rêvée : 

 

Chapitre 11 :

                                Rêve 1,

Et c’est reparti pour un tour : me voilà à Vincennes, en tenue sportive, chaussures de course aux pieds ; la nuit a fait du monde son repaire et la ville est déserte. Je suis seul dans la rue, en pleine séance de course, près de l’hippodrome de Vincennes. Je me dirige vers l’école du Breuil quand deux grandes ombres me doublent. Elles me devancent de quelques mètres puis s’immobilisent devant le portail de l’école de paysagisme. Je coupe court à mon activité et me réfugie derrière un arrêt de bus — arrêt qui dans la réalité n’existe pas — car ces deux vagabonds noctambules commencent à vandaliser le portail de l’école. Une question me vient alors à l’esprit : puis-je continuer ma séance dans cette direction ? Ces délinquants nocturnes s’en prendront-ils à moi ? Je décide de faire demi-tour, par prudence. Je remonte donc le même trottoir, croise une femme, petite, au visage pâle, en sweat-shirt blanc et vert pomme, des écouteurs dans les oreilles et des lunettes sur le nez. Elle aussi profite des joies d’une ville déserte pour s’entraîner. Je remarque que le jour se lève ; les rues s’animent instantanément ; la Terre a effectué une partie de sa révolution plus vite qu’à l’accoutumée puisque le Soleil est déjà haut dans le ciel : il doit être onze heures et les nuages diffusent abondamment l’éclat solaire. A nouveau, je croise une femme, grande, brune, les cheveux détachés et le regard vide. Je prends à gauche et tombe sur une horde d’humains sortant de la gare de Joinville ; je reconnais bien les démarches pressées et impatiente de mes compères franciliens. Au milieu de cette foule se tient un homme : la trentaine je dirais, grand, bien plus grand que les autres, fin, vêtu de son blanc de travail et assisté dans sa quête du jour par des béquilles. Il a bien du mal à marcher ce monsieur car, dans leur ruée, les autres personnes le bousculent dans la plus totale des indifférences, ce qui ne manque pas d’irriter cette grande perche en difficulté. D’ailleurs, sa frustration il la partage : sa voix est le seul son audible dans cette fourmilière urbaine ; il se plaint, bien entendu, du manque de considération des autres membres de la colonie. Je passe à côté de lui sans m’arrêter, comme si mes jambes avaient activé le mode automatique et que seule ma tête pouvait encore disposer librement de ces mouvements. Hors de mon champ de vision, ses mots s’évanouissent. Mon regard s’aligne à nouveau avec le parcours anticipé par mon corps. Je me dirige vers un arrêt de bus. Puis… mon réveil sonne : il est 9h45 à Porto Alegre et je suis de retour dans mon lit, perché au 24° étage d’une tour surplombant le fleuve Guaiba. Ma première vie reprend.  

Histoire d’une vie rêvée :

 

Chapitre 12 :

                                  Rêve 1,

Porto Alegre, Brésil ; je suis dans mon appartement et passe en revue les derniers détails de mon départ pour la France. Ma douche n’est pas prise, mes vêtements inchangés, ma tête est un chantier capillaire. Je regarde l’heure : il est 14h45 ; j’ai manqué mon premier cours de l’après-midi et sais déjà que je serai en retard pour le cours de 15h. Je ne me presse pas pour autant, car, dans tous les cas, j’ai un avion à prendre et suis bien incapable de rallier 8000 kilomètres en 15 minutes, à pieds. Je vais faire un petit détour par la cuisine où je trouve la merveilleuse omelette aux légumes qu’Elias a préparé la veille. Il en reste une généreuse moitié ; ses contours irréguliers sont une invitation, que dis-je, une tentation à la dégustation : après tout, je ne prendrai qu’un petit morceau, cela ne se verra pas. Mes doigts plongent vers ce délicieux met et en découpent, méticuleusement, une partie négligeable. Horreur ! ils emportent avec eux le reste de l’omelette ! Cette dernière se déchire et se transforme en une preuve accablante de ma culpabilité gargantuesque ! Afin de rectifier le tir, je décide de prendre un bout plus grand qu’initialement prévu. Je pince l’omelette et en dégage un blanc d’œuf cuit — curieux — que je m’empresse de dévorer. Ni vu, ni connu.

J’entre dans la salle de cours. Visiblement je suis en retard, mais personne ne semble remarquer mon arrivée. Notre professeure est déjà sur l’estrade, concentrée sur la leçon du jour : c’est madame Garrouste — du moins du point de vue de mon inconscient — une enseignante de Paris 12. Je me dirige vers une place libre de la première rangée, à l’extrême droite de la salle. Qu’ai-je retenu du cours ? Pas grand-chose, puisque je n’eus pas le temps de m’asseoir que je me retrouvais à l’aéroport, attendant patiemment l’arrivée de mon avion pour le Brésil. Le tableau des départs a un air différent : il ressemble à un plan d’une ligne de métro parisienne. Je le regarde sans réellement le voir. Je me dis que je pourrais prendre le prochain avion, celui de 15h, ou même un autre, car, dans mon esprit vagabond, j’ai la solide certitude de pouvoir prendre n’importe quel avion, sans être réellement contraint par les longues attentes qui leur sont généralement liées. Puis, plus rien.

                                 Rêve 2,

Cette nuit je fais le show ! Je suis dans une petite cour, dont le sol terreux me rappelle les plaines saccagées des festivals de musique : de l’herbe ici-et-là, et, surtout, cette de terre à nue, comme de la glaise, que des millions de pas dansants ont compacté au fil des chansons. Mon spectacle à moi est différent : c’est un jeu de lumière que je présente, en cette nuit songeuse, à un public invisible, mais bien présent. Muni d’une petite loupiotte, mon numéro consiste à éclairer une petite source lumineuse verte de ma lumière blanche afin de la diffuser sur une toile de bois. Mes débuts sont laborieux. J’ai du mal à aligner ma lampe sur ce petit rond vert, qui pourtant ne se trouve qu’à quelques centimètres de moi. Après quelques essais, c’est bon, je réussi à arracher à mon audience médusée un étonnement et une satisfaction générale. Je réitère mon exploit, cette fois avec un minuscule puit de lumière bleue ; à nouveau, je conquis mes spectateurs.

Mais voilà qu’un second intervenant entre en scène : Chucky, la poupée de sang. Lui aussi, lampe torche à la main, vient se gorger des acclamations du public. C’était sans compter ma profonde aversion pour ce morceau de plastique sanguinaire. Je me retourne vers lui, et, soudain, un épais nuage de fumée noire couvre les contours de ma vision, comme si l’on ajoutait une vignette sombre à une photographie en post-production. Chucky est centré dans mon cadre visuel. Ma loupiote cède sa place à un grand couteau de boucher ; j’assène à la poupée psychopathe des coups frénétiques. Je crois qu’elle saigne. Elle ne répond pas, aucune parole, aucun geste, et, à reculons, elle s’enfonce dans une petite cabane de fête foraine. L’intérieur est sombre et je ne peux distinguer que le noir qui hante ces lieux. Elle ressort de sa tombe, transformée. Chucky est devenue une humaine, une élégante femme vêtue d’une longue robe noire qui prolonge sa chevelure couleur charbon. Je redouble de méfiance à la vue de son arme tranchante. Le jour est revenu et je distingue clairement ce qui m’entoure. Chucky-version-féminine se saisit d’un promeneur, visiblement égaré et peu alerte, se met dans son dos, lui ceinture violemment la bouche, et, de ses mouvements agiles, lui tranche la gorge. Suis-je le suivant sur sa liste ? Je n’attends pas de le découvrir et me jette sur Chucky, bras haut dans les airs, près à fondre sur la nuque découverte de ma proie. Du sang, plus qu’il n’en faut pour un combat final, éclaboussa ma vue. Puis, plus rien.

Chapitre 12, partie 2 :

                                Rêve 3,

Je suis à Montmartre. Je le sais car j’ai reconnu cet escalier, ce pont de marches et de lampadaires, qui relie la Rue Muller à la Rue Lamarck ; où alors me trouvais-je à un autre endroit du quartier, dans quelque lieu artificiellement fabriqué par mon inconscient.

Je suis dans une grande salle, un salon je dirais, assis sur un long canapé de cuir blanc disposé en « U ». À ma gauche, est assis un jeune homme que je ne peux identifier. Sur la branche droite du canapé se trouve une jeune femme : ses cheveux bruns sont légèrement tirés en queue de cheval, sa jambe gauche passe sous une jambe droite pendue dans le vide. Elle parle à quelqu’un, je ne suis pas sûr à qui, des reportages sur lesquels elle a jadis travaillé. Elle a une sensibilité marquée pour les sujets sociaux, la pauvreté par exemple. Des images d’enfants mal-nourris défilent à la vitesse de la lumière, comme un avertissement subliminal appuyant les propos de notre interlocutrice. Elle est jeune, mais je sens qu’elle a de l’expérience. Son visage mat laisse fuir de naissantes pattes d’oies et des traits fatigués.

Soudain, un jeune homme entre dans la pièce. Ses pommettes sont plates, son nez est petit et pointu, ce qui accentue les contrastes sur son visage. Il a des yeux marron-clair et des cheveux d’or ondulés. Il porte dans ses mains un saladier de verre rempli de petits sachets roses — de la nourriture ? Je crois qu’il les vend au profit d’une œuvre de charité. Tout le monde le voit, mais personne ne lui répond. Son visage singulier prend un air déconfit. Il se tourne vers une colonne de granit lui arrivant au niveau du plexus solaire, y dépose son saladier et disparaît de mon rêve.

Face à moi, au fond de la salle, un jeune homme se lève et commence à parler. J’annonce que je m’en vais. Puis, plus rien.

                             Rêve 4,

Me voilà dans les vestiaires d’une piscine. Ils sont spacieux, lambrissés de toute part d’un bois sombre et massif, et hommes et femmes y troquent leurs tenues quotidiennes pour un apparat plus léger, souple, et autorisé à prendre l’eau. Une femme frappe à la porte du vestiaire. Je lui ouvre, et, d’un air joueur, demande qui est là. En balayant les entrailles de ce vestiaire, mon regard ne peut s’empêcher de rencontrer ses occupantes : elles sont magnifiques, droites, voluptueuses et arborent d’athlétiques cuisses musclées.

Je suis à l’eau, dans une pataugeoire atteignant à peine le haut de mes tibias. Une femme se tient à mes côtés : je ne sais pas qui elle est, mais je remarque son maillot de bain une pièce noir. Face à moi, le mur du bassin semble disposé d’une échelle à la conception particulière puisqu’aucun de ses barreaux ne sont alignés avec le précédent, ce qui transforme une simple sortie de piscine en un parcours alpin haletant. Je m’y engage et grimpe sans effort et sans l’aide de mes membres postérieurs. Soudain, le bassin se voit inondé ; l’eau s’élève jusqu’à mon ventre, me porte dans sa densité aqueuse, et, par la même occasion, met fin à mon délire sportif. Puis, plus rien.

                             Rêve 5,

Retour à la maison. Je me tiens dans la salle à manger entouré de ma mère et de mon chien. Une autre personne se tient à nos côtés, mais je ne sais pas qui elle est. J’ai l’impression que c’est Sarah, une de mes nièces. Mes deux parents quittent la pièce et nous laissent, Akio et moi, face à face, truffe et nez. Ma vision le surplombe, et, à mon grand étonnement, le voit se transformer en un Pit Bull américain mauve. Son regard agressif fait surgir un sentiment d’inquiétude en moi : je sais qu’il peut attaquer. En effet, tel un cobra en état d’alerte, sa mâchoire se propulse dans ma direction. Je me protège avec mon bras gauche, qui, à mon grand soulagement, ne semble pas subir de dommage. Le regard agressif de cette bête enragée est toujours peint sur le visage de mon chien ; nous nous déplaçons vers le salon dont l’accès est encombré par de nombreux meubles imposants et autres objets volumineux. Le chien fou s’arrête, puis se retourne vers moi. Je fais à nouveau face à cette créature, qui, en l’espace de quelques secondes, a vu sa taille dramatiquement augmenter. Ses membres avant affichent des muscles saillants, sa gueule épineuse laisse deux canines tranchantes prendre l’air et m’avertir d’un danger imminent. Son regard rageur ne me quitte pas. Puis, plus rien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *