A l’heure d’une libération de la parole vis-à-vis des violences sexistes et sexuelles provoquées par le #MeToo, ainsi que d’une plus grande écoute accordée aux questions liées au genre, le journal américain The New York Times a eu une idée pour essayer d’être plus juste dans son traitement de l’actualité : créer un poste de « gender editor ». Ainsi, en 2017, la journaliste Jessica Bennett est devenue la première personne à occuper ce poste dans le monde. Depuis, cette initiative journalistique a été reprise par d’autres journaux à l’international, y compris en France.
Dans l’hexagone, c’est le site d’informations Mediapart qui a ouvert la voie en nommant, en octobre dernier, Lenaïg Bredoux comme « responsable éditoriale aux questions de genre ». Journaliste politique pour Médiapart depuis 2010, couvrant principalement les actualités et affaires de violences sexistes et sexuelles – l’une de ses enquêtes a contribué à révéler l’affaire Denis Baupin au sein du parti politique EELV en 2016 – Lenaïg Bredoux a accepté de nous en dire plus quant à sa conception de ce nouveau métier qu’elle remplit.
Pour commencer, étant donné que la dénomination de votre travail ne parlera sans doute pas à tout le monde, pouvez-vous nous expliquer simplement et concrètement en quoi consiste ce nouveau travail de gender editor, ou « responsable éditoriale aux questions de genre » ?
Ce métier comporte deux aspects principaux.
Le premier axe, qui est, aujourd’hui, celui qui me prend le plus d’énergie, de temps et de réalisations concrètes — ce qui explique que ce poste ait été nommé ainsi — est celui de la coordination éditoriale. Il s’agit de gérer, d’impulser la production du journal sur les sujets liés au genre, que ce soient les enquêtes sur les violences sexuelles, les articles de décryptage, d’analyse ou d’entretien sur ces sujets. Nous avons, par exemple, initié une collection vidéo, La révolution féministe.
L’autre axe consiste à réfléchir et à améliorer nos pratiques journalistiques : par exemple, nous faisons attention aux mots que nous employons, à la place que nous donnons aux femmes dans les photos qui illustrent nos papiers, au nombre de femmes interrogées dans nos articles…
Quelles qualités vous semblent nécessaires pour être un.e bon.ne responsable éditoriale aux questions de genre ?
Difficile de répondre à cette question. Je vois mon rôle comme celui d’une journaliste, pas comme celui d’une personne qui viendrait se substituer à un service de ressources humaines. Ni à une sorte de super-éditrice qui serait derrière chaque rédacteur pour contrôler ce qu’il fait. Encore une fois, mon objectif est, entre autres, d’impulser une dynamique éditoriale, des idées de sujets. Ce poste suppose donc surtout un travail de coordination transversale, beaucoup d’échanges et de discussions.
Jessica Bennett, première personne au monde à avoir occupé ce poste de gender editor, a estimé [avoir l’habitude] « de dire que [son] job ne devrait pas exister » mais [qu’elle sera] «contente de l’occuper tant qu’il est nécessaire ».
Qu’en pensez-vous ? Estimez-vous que la création de ce travail constitue une avancée, ou bien que son existence devrait plutôt nous pousser à nous interroger quant à l’état de notre société ?
Ça dépend.
L’aspect de ce métier qui veut réfléchir à nos pratiques journalistiques pour en corriger les biais part d’un constat d’échec mais est, espérons-le, transitoire. Je m’explique : nous sommes, aujourd’hui, interpellés par de nombreuses études et acteurs tout à fait sérieux — que ce soient le CSA ou l’INA par exemple — qui démontrent de manière chiffrée que les médias représentent mal la société, notamment en invisibilisant les femmes et en les enfermant dans des stéréotypes. Tant que nous n’arriverons pas à mieux rendre compte de la réalité, cet aspect du métier sera nécessaire. En théorie, une fois que nous avons fait ce travail de réflexion et de modification de nos pratiques, la situation est censée s’améliorer et cet aspect du métier est, dès lors, amené à disparaître.
L’autre aspect du métier, qui consiste à impulser une dynamique éditoriale, a, en revanche, moins vocation à disparaître. A moins qu’un jour, il n’existe plus de problèmes de violences sexuelles, ou que les questions liées au genre par exemple.
« Il ne s’agit plus de dire que c’est une question de militantisme, mais de savoir comment mieux faire notre travail journalistique »
Est-ce que vous avez l’impression que les inégalités de traitement des sujets liés au genre sont davantage perceptibles chez un type de média en particulier ?
Non, je ne crois pas. Les études qui ont été faites à ce sujet montrent que nous retrouvons le même constat partout. Après, bien entendu, il y a des questions de ligne éditoriale qui entrent en jeu. Par exemple, Médiapart a fait le choix de beaucoup s’investir sur ces questions, que ce soit financièrement ou humainement, parce que cela nous semblait, journalistiquement, extrêmement important. D’autres n’ont pas fait le même choix. Mais ceci est aussi valable en télé, en radio et en presse écrite. Finalement, je pense que la question du média est presque un détail.
Vous avez suivi un parcours d’études que vous-même qualifiez de « classique » pour devenir journaliste – école de journalisme, classe préparatoire et Sciences Po. Est-ce qu’avec du recul, vous trouvez que votre formation vous a bien sensibilisée à ces questions liées au genre ?
Pas du tout [rires]. Ce n’est pas du tout ma formation qui m’a sensibilisée à ces questions, c’est évident. Peut-être que ce serait mieux aujourd’hui, j’ose l’espérer, mais à l’époque – je suis sortie de l’école de journalisme en 2005 – autant vous dire que ces sujets-là étaient uniquement perçus comme quelque chose de militant ou de minoritaire. Le discours dominant était «ça y est, les femmes ont toutes leurs droits, il n’y a plus de problèmes, il n’y a plus de questions à se poser», et on en posait surtout pas dans les médias, par ailleurs. Alors qu’aujourd’hui, il ne s’agit plus de dire que c’est une question de militantisme, mais de savoir comment mieux faire notre travail journalistique vis-à-vis de ces questions, ce qui n’était pas le cas précédemment. J’ai eu cette sensibilité à ce sujet en dehors de ma formation étudiante. Après, je l’ai investie dans mon travail. Mediapart a pris des risques en publiant des enquêtes à l’époque où on ne posait pas beaucoup ces questions et que peu de monde était prêt à le faire.
Comment les formations pourraient, dans ce cas, mieux sensibiliser à ces questions liées au genre ?
Etant donné que ce sujet est largement documenté, il pourrait tout à fait y avoir a minima une formation sur ces questions, que ce soit sur l’usage des mots ou la manière dont on décrit parfois des stéréotypes dans nos papiers. Il n’y a pas besoin d’en faire des caisses, mais au moins ça. Et ce que je vous dis, là, sur le genre pourrait aussi s’appliquer à d’autres sujets. Mais cela nécessite de sortir du discours « on est objectif pour être objectif ». Quand j’étais étudiante, dès que nous devions questionner une pratique professionnelle, on nous disait « il y a l’objectivité » mais ça ne voulait rien dire. Ça ne doit pas être un mantra. Ce n’est pas le sujet. Il ne s’agit pas là de subjectivité, mais de documenter factuellement le fait que les femmes sont trop souvent invisibles dans les médias par rapport à la place qu’elles ont dans la population, et qui plus est, souvent dans des rôles stéréotypés. Je pense que rien que de se questionner sur ses pratiques, d’avoir ce réflexe de réflexion, ce serait déjà un premier pas assez important en réalité.
Propos recueillis par Thomas POUILLY
Couverture : “Mormone en cheffe” est une insulte qui lui a été adressé par Emmanuel Pierrat, avocat de Denis Baupin, dont elle a révélé son implication dans plusieurs affaires d’agressions sexuelles en 2016 (crédits: ©Lénaïg Bredoux)