En 1890 sort aux Etats-Unis une œuvre qui fera longtemps parler d’elle, tant par la controverse qu’elle a suscité que par les questions morales qu’elle pose. Il s’agit du Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray en VO), seul roman écrit par le dramaturge irlandais Oscar Wilde et publié pour la première fois chez Lippinscott’s Monthly à Philadelphie.
Résumé de l’oeuvre
Dorian Gray, jeune dandy londonien d’une rare beauté, fait faire son portrait par son ami peintre Basil Hallward. L’œuvre est si parfaite, si ressemblante et si envoûtante que Dorian en devient obsédé. Le désespoir de vieillir et de se détériorer tandis que ce reflet restera à jamais jeune et beau le dévore. Il va jusqu’à souhaiter que cette peinture absorbe sa vieillesse et se dégrade à sa place, pour que lui puisse conserver une jeunesse éternelle – quitte à y laisser son âme. Et c’est précisément ce qu’il se passe : les années passent mais Dorian ne change pas ; aucune ride n’a d’emprise sur son corps et viennent plutôt s’ajouter aux traits de pinceaux de son portrait. En parallèle, un autre de ses amis, Lord Henry, profitera de son influence sur Dorian pour le pervertir, car il voit en lui et sa beauté éternelle le nouveau symbole d’un renouveau hédoniste.
Outre la narration plaisante, ce roman exerce une certaine fascination sur tous ceux qui le lisent, car il nous confronte à une interrogation commune : qui suis-je réellement ?
Le reflet de l’âme
Dans cette œuvre, Oscar Wilde critique la société aristocratique de son temps, où les nobles couraient les salons mondains dans lesquels ils s’abandonnaient à l’hypocrisie et à l’oisiveté. L’un des thèmes principaux est donc l’hédonisme, c’est-à-dire la pure recherche du plaisir comme but de la vie, ici dissimulée derrière une fausse vertu. En effet, le portrait ne fait pas que vieillir à la place de Dorian… Il fait également apparaître ses pires vices et péchés. Ainsi, alors qu’il répudie injustement une comédienne dont il avait été l’amant, et qui finit par se suicider quelques pages plus loin, Dorian peut voir sur son portrait apparaître une expression cruelle. Dès lors, pour éviter que quiconque puisse observer les noirceurs de son âme, il enferme le tableau chez lui, le cachant à la vue de tous. Régulièrement, il observe la dégradation physique du tableau, jubilant de l’apparence d’innocent jeune homme qu’il conserve tandis que son reflet se courbe sous le poids des années et des cicatrices de ses péchés.
Plus d’un siècle a passé depuis sa publication, mais ces questions résonnent encore aujourd’hui : à l’heure d’une société accordant une certaine place au paraître, où un individu se définit par l’image qu’il renvoie aux autres, la question de l’identité prend tout son sens. Sommes-nous ce que nous décidons de montrer aux autres ? Possédons-nous une nature véritable que nous cachons aux yeux du monde ?
Oscar Wilde n’affirmait-il pas lui-même que le personnage de Basil était inspiré de lui-même, tel que l’auteur se voyait ? Tandis que Lord Henry était l’image que le public avait de lui, et Dorian Gray la personnification fantasmée de ce qu’il aurait aimé être ?
Une rédemption possible ?
A la fin du livre, Dorian, après avoir tout perdu – ses amis, la femme qu’il aime – tente de se racheter. Cependant, après une première bonne action quelque peu forcée, il retourne constater auprès de son portrait l’évolution attendue de son âme, mais n’observe qu’un rictus tordu sur les lèvres de la peinture. Ce sourire, hypocrite, semble vouloir dire « il est trop tard pour se repentir, se donner bonne conscience ne sert plus à rien ». La fin tragique cherche à montrer — à l’instar du châtiment imposé par la statue dans le Dom Juan de Molière ou les drames qui accablent le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil à la fin des Liaisons Dangereuses de Laclos — qu’une rédemption, si elle n’est pas sincère, ne conduira à rien de bon.
Ainsi, profiter d’un masque d’innocence et de bienveillance pour dissimuler les défauts et impuretés de son âme ne semble jamais être quelque chose d’enviable, ni vis-à-vis des autres, ni vis-à-vis de nous-mêmes.
A.J.E.Llanos
Couverture : © Le portrait De Dorian Gray – Oscar Wilde – Edition Flammarion- 2006 – (3,30 €)