Les grands noms de la littérature norvégienne peinent à se faire connaître en France, et mis à part Jo Nesbø, ils sont peu à s’imposer sur les étals des librairies françaises. Néanmoins, la récente réédition de Jenny de Sigrid Undset, troisième femme récompensée par le prix Nobel, en 1928, nous offre l’occasion de (re)découvrir l’un des chefs-d’œuvre d’un grand nom de la littérature du XXe siècle. Et de nous questionner, au passage, sur la republication de cette œuvre au discours plus qu’ambigu vis-à-vis du statut de la femme et de sa liberté.
Femmes, amour et voyages
Née en 1882, Sigrid Undset est la fille d’un archéologue réputé et grandit dans la passion de Rome et de l’histoire médiévale. Ses deux premiers ouvrages, Martha Oulié et ses voisines (1907) et Vigrid la farouche (1909), abordent les deux axes qui traverseront toute son œuvre : l’analyse de la condition féminine, prise entre conventions sociales et passions, et un goût appuyé pour la peinture du Moyen Âge norvégien catholique. Avec Jenny, roman semi-autobiographique paru en 1911, l’autrice pousse plus loin encore ses questionnements sur la vie matérielle, sentimentale et psychologique de la femme moderne.
Le premier chapitre du roman s’ouvre sur l’arrivée à Rome de Helge, jeune peintre norvégien gauche, rêveur et sérieux. Il fait vite la connaissance de Jenny et Franciska, deux compatriotes et peintres qui l’introduisent au petit monde des artistes norvégiens de la capitale italienne. Petit à petit, Helge se prend d’amour pour Jenny, indépendante, droite, assurée, et lui déclare son amour. Incertaine, la jeune femme lui cède bientôt, par amour croit-elle, avant de se rendre compte qu’elle s’est engagée trop vite dans ces fiançailles. À la chaleur de Rome et du premier amour succèdera le retour au froid norvégien et aux premières désillusions. S’ensuivront des péripéties amoureuses plus ou moins heureuses, surtout malheureuses, qui mettront à l’épreuve une jeune peintre éprise d’honnêteté et d’absolu.
Forces et faiblesses d’un roman psychologique
Le récit de Sigrid Undset est bien mené, mais reste plutôt classique. Les ellipses entre chapitres ménagent quelques surprises qui participent du plaisir que l’on a à lire cette histoire de rencontres, d’amour et de malheur. Si le style n’est certes pas flamboyant, et les dialogues parfois peu naturels – peut-être la traduction en est-elle partiellement responsable – le récit est parsemé de belles descriptions colorées de Rome et de la nature norvégienne, et de scènes touchantes qui ont trait à la maternité et au deuil.
Mais c’est dans la description subtile des états d’âme de Jenny que se révèle toute la finesse d’écriture de Sigrid Undset. Elle s’appuie sur son propre voyage à Rome et sa relation tumultueuse avec un peintre marié pour analyser les aléas de l’amour et du mariage, et réaliser le portrait de cette jeune fille qui, par pression sociale sûrement, par envie d’être aimée peut-être, cède aux demandes d’un homme. La langue est belle et tout en nuance quand il s’agit d’exprimer les remords, la souffrance et la passion, et juste quand elle dit à demi-mot la détresse de la femme moderne. Un propos paradoxal par ailleurs, pas exactement progressiste, et pas toujours tendre avec le deuxième sexe. Un propos qui amène à se demander pourquoi Cambourakis, maison écoféministe, a choisi de republier une autrice qui a défendu publiquement le statut domestique de la femme.
Modernité d’un récit équivoque
Sigrid Undset est certes une écrivaine importante, qui s’est intéressée dès ses premiers écrits à la femme et à son statut social, mais elle défend une position plutôt conservatrice, et ce, dès son époque. Elle se prononce dans sa jeunesse contre la vague de débats féministes sur le mariage qui avait traversée la Norvège dans les années 1880. Ses romans, notamment sa grande trilogie Kristin Landsvatter, s’ils exposent volontiers les difficultés et les déconvenues propres au mariage, mettent en avant les vertus conjugales qui doivent être selon elle celles de la femme : courage, fidélité, sacrifice. La femme doit avant tout faire acte de foi et de dévotion. L’autrice sous-entend dans Jenny que les épouses doivent s’accommoder d’une partie de leurs peines, et que des transgressions trop radicales ne peuvent amener que plus de souffrance. Dès lors, comment expliquer cette nouvelle édition chez Cambourakis ?
Au-delà du simple acte militant qui consiste à republier une autrice injustement méconnue, la maison d’édition a choisi un écrit qui, rappelons-le, a fait scandale dès sa parution. Et pour cause : Sigrid Undset passe allégrement outre certains des tabous les plus tenaces de son temps pour parler avant tout des entraves sociales au bonheur et à l’épanouissement de la femme. L’habile glissement de Hegel à Jenny en début de roman symbolise le projet même de l’autrice : quitter le point de vue paternaliste et condescendant de l’homme sur les femmes pour plonger dans les sentiments vrais et questionnements profonds d’une jeune fille. Le roman propose une réflexion encore très moderne de la difficile conciliation de l’amour d’une part, éphémère et incertain, et du couple d’autre part. Les aspirations d’absolu de Jenny, héritées d’un idéal romantique, se retrouvent sans cesse confrontées à la réalité d’hommes frustrés, tantôt doux, tantôt violents. Sigrid Undset touche donc du doigt des réalités encore très contemporaines, et les aborde avec une acuité qui justifie à elle seule de découvrir ce roman, beau et juste malgré tout.
Romain Sokolow
Sources :
- Sigrid Undset, Jenny, Cambourakis, Paris, 2022 [1929]
- Wikipédia
- Page « Sigrid Undset » d’Encyclopédia Universalis
Image : © Couverture de la réédition de Jenny aux éditions Cambourakis