Les contes merveilleux, lieux de magie et de nostalgie, capables de bercer l’âme de chaque enfant à travers de douces aventures… Comment des récits saturés de viols, de massacres sanglants et de mutilations ont pu se réincarner au point de devenir une référence pour la jeunesse contemporaine ?
Charles Perrault : une œuvre politique pour un lectorat adulte
Tout débute avec l’auteur Charles Perrault qui adapte en 1697 une partie du répertoire folklorique français. Ses œuvres, visant un public adulte, recèlent toutefois des contes d’animaux et des comptines adressés aux enfants. Le motif politique et social de son œuvre attire un lectorat mature avant de connaître, plus tard, une épuration afin de la déposséder de ses fonctions politiques traditionnelles. Inspirés de très vieux récits diffusés par voie orale, l’auteur élimine les épisodes jugés indécents à l’égard de la bonne société de l’époque. La partie adressée à la jeunesse se voulait un processus civilisateur à travers une morale édifiante. L’incapacité des enfants à affronter de brutales vérités est compensée par une assimilation au travers de récits agréables et adaptés à la faiblesse de leur âge. Charles Perrault introduit des valeurs morales et religieuses se substituant aux éléments heurtant la bienséance : par exemple, le rituel du déshabillage de la femme de Barbe-Bleue visant à gagner du temps sera modifié par une routine de prières.
L’horrible réalité derrière les contes épurés
C’est à l’auteur italien Giambattista Basile que l’on doit la retranscription, dans son Pentamerone en 1634, des histoires orales qui servent ensuite de support à l’œuvre de Charles Perrault.
Ainsi, dans le texte de Basile, Cendrillon se prénomme Zezolla et souhaite que son père prenne sa gouvernante pour épouse, mais ce dernier se marie avec une autre femme. Alors, aidée par sa gouvernante, Zezolla piège la mariée en lui demandant d’attraper un vêtement dans une malle avant de refermer brutalement le couvercle pour lui briser la nuque. Sa gouvernante devient sa nouvelle belle-mère, mais ses six filles et elle lui mènent la vie dure. À la demande de Zezolla, son père rapporte de son voyage un dattier d’où apparaît une fée qui lui accorde un vœu. Elle parvient à se rendre au bal et y perd sa pantoufle. Dans un registre plus sanglant s’écartant de Disney, la belle-mère mutile les orteils et talons de ses filles afin qu’elles puissent chausser la pantoufle. Et les petits moineaux, gentils amis de l’héroïne dans l’imaginaire collectif, attaquent les demi-sœurs en leur dévorant les yeux à la fin de l’histoire.
Quant au récit « Blanche Neige ou La Jeune Esclave » de Giambattista Basile, il est question de cannibalisme et d’une torture sans précédent dans le dénouement. En effet, dans cette version initiale, la reine diabolique n’est autre que la mère biologique de Blanche Neige. Cruelle cannibale, elle réclame à un chasseur la mort de sa fille ainsi que ses poumons et son foie afin d’en faire un festin. Le chasseur, tout aussi incapable de tuer la jeune fille que dans le récit de Disney, tue un sanglier à sa place. Blanche Neige a droit à une fin heureuse et fait même chauffer une paire de chaussures de fer jusqu’à les rendre rouges avant d’obliger la reine à danser avec jusqu’à succomber.
Les raisons de l’épuration radicale lors de la reprise des contes par Walter Elias Disney sont évidentes : il était impossible de proposer ce type de récit, jugé bien trop violent, à des enfants.
Le travail de Walt Disney ou l’adaptation à un public juvénile
La modification des contes a eu lieu plusieurs siècles avant l’intervention de Disney. Charles Perrault, les Frères Grimm et Hans Christian Andersen ont, eux-mêmes, apporté plusieurs modifications aux œuvres originelles. À travers le passage de la pratique orale à la transcription manuscrite, le changement du titre, la conservation de certains principes et la suppression de nombreux éléments, leurs contes ne ressemblaient déjà plus tellement aux originaux.
Avec l’émergence du cinéma, la littérature connaît un certain déclin, évincée par l’effervescence des écrans. Walter Elias Disney manifeste alors une volonté de redonner vie aux contes de fées désuets à travers ses longs-métrages. Il adapte son travail au public de l’époque sans viser uniquement la jeunesse. Il offre une seconde vie aux contes oubliés, les rend plus beaux et moins cruels en apportant également une dimension humoristique à ses films.
Le psychanalyste Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées, explique à travers son analyse du travail de Walt Disney que l’enjeu consistait en l’apport d’une réponse aux problèmes rencontrés par l’enfant au cours de son développement. Les contes illustrent une extension des possibilités, mais aussi l’identification à un personnage ordinaire qui parvient à réaliser ses rêves après avoir fait front aux obstacles. Il apporte également un regard critique sur la modification radicale des récits. Ce travail d’adaptation aux normes morales et esthétiques de la société efface l’essence initiale de l’écriture de Charles Perrault, des frères Grimm ou encore de Hans Christian Andersen à travers des films finalement peu fidèles aux contes de la tradition orale. Selon un autre point de vue, il est indéniable qu’en devenant la nouvelle référence universelle, les Studios Disney ont su remettre ces contes obsolètes au goût du jour.
Ahlem Benamar