Le 27 novembre dernier, le public français a pu découvrir le dernier film de Sabrina Nouchi au cinéma. Pendant deux heures, la réalisatrice de Ça arrive nous fait entrer dans le huis clos d’un commissariat marseillais, où trois enquêteurs incarnés par Milo Chiarini, Catherine Sorolla et Andrea Dolente reçoivent une succession de victimes de viol de tous âges, genres et milieux sociaux. Le public les accompagne dans le drame comme dans l’humour, la noirceur et l’espoir.
Dans ce numéro consacré aux héritages, nous avons interviewé Sabrina Nouchi afin d’en savoir plus sur la déconstruction de l’héritage socio-culturel que nous avons du viol à travers son film ; Ça arrive.
Bonjour Sabrina, merci d’avoir accepté cet échange ! Tout d’abord, pourquoi avoir choisi de réaliser ce film ? Pourquoi le sujet du viol spécifiquement ?
J’ai toujours voulu faire un film sur ce thème. Mais avant c’était compliqué de vendre ça à des producteurs, maintenant je me produis seule. C’est un sujet important et j’avais envie d’apporter un spectre plus large sur les victimes de violences sans me cantonner à leur genre.
« Ça arrive à n’importe qui, n’importe où et n’importe quand… »
J’avais aussi envie de dépeindre plusieurs portraits de victimes femmes ou hommes et leur réception toutes différentes, pour que tout le monde puisse s’identifier sans qu’il n’y ait qu’un seul type d’agression et qu’un seul type de réaction possible à cela.
Pourquoi avoir fait le choix de mettre en image une succession de personnes portant plainte pour viol au lieu de suivre le parcours d’une seule victime ?
Parce que ça aurait été trop réducteur ; il y a autant de victimes que de violences. Et je voulais montrer que ce n’est pas ce qu’on croit forcément, le soir tard dans un parking, comme le penserait l’inconscient collectif. Je voulais faire un panel plus large de toutes les agressions possibles et représenter un maximum de victimes pour leur donner une voix. Suivre une seule histoire n’allait pas illustrer le propos du film, qui réside dans le fait que tous les milieux sociaux sont touchés, tous les genres, et que les histoires sont plus « communes » dans le sens où ça n’arrive pas qu’aux autres puisque justement on ne parle pas du fameux parking tard le soir. On parle aussi du cercle proche, d’amis, de famille, de connaissance de gens qu’on a fréquenté en toute confiance et un jour ça bascule.
Cette décision vient donc appuyer une volonté de déconstruire l’image du « viol parfait », de la « victime parfaite » pour la société ?
Oui exactement, le viol parfait voudrait que ce soit simple à trancher et juger. Coups, blessures, arme, personne identifiable, preuves matérielles et physiques. Malheureusement parfois les traces que ça laisse ne sont pas visibles.
Votre long-métrage prend place dans un décor épuré, en huis clos. Pourquoi ce choix ? Que cela apporte-t-il au film ?
Nous voulions enfermer le spectateur dans ce huis clos pour qu’il éprouve l’inconfort de ces témoignages oppressants, parfois perturbants, sans pouvoir s’évader, sans souffle, le forçant à être témoin de l’enchaînement presque absurde de ces histoires qui défilent, les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il dépasse l’émotion brute pour entrer dans une réflexion plus profonde, moins impulsive. Dans cette réflexion, il est contraint de se mettre à la place du policier, de la victime, du mis en cause. Nous ne voulions pas offrir au spectateur le luxe d’une pause, ni permettre que son attention soit détournée de ce qui se joue dans le film.
Sans spoiler le film, nous observons à certains moments des enquêteurs démunis face aux décisions de la justice. Ces instants où les policiers sont confrontés aux limites de la justice semblent rappeler qu’eux aussi sont humains, parfois autant victimes du système que les plaignants. Était-ce un point que vous vouliez explorer ?
Absolument, c’était un point que nous voulions explorer. Nous cherchions à montrer que le système judiciaire peut parfois être décourageant, notamment pour ceux qui œuvrent au sein des enquêtes. On voit comment ces enquêteurs se battent, investissent toute leur énergie dans le travail, et pourtant, quand viennent les peines prononcées, l’écart entre l’effort fourni et la décision rendue peut être déroutant. Aujourd’hui, on entend souvent la question : « Que peut faire la police ? » Parce qu’on sait que la justice ne rend pas toujours reconnaissance à l’effort investi dans les enquêtes. Ces policiers se retrouvent eux aussi, parfois, victimes d’un système qui semble inapte à reconnaître pleinement leur travail pour que les victimes soient reconnues comme telles et que les agresseurs purgent les peines méritées compte tenu des faits qui leur sont reprochés.
La plupart des critiques rejoignent celle du Nouvel OBS, qui parle d’une « fiction aux confins du documentaire, écrite avec une impeccable justesse ». Comment avez-vous préparé ce long métrage pour qu’il soit au plus près du réel, du fonctionnement d’un commissariat aux diverses réactions de victimes qui s’y rendent ?
Honnêtement nous avons écrit en 4 jours, et cela a été très simple. Malheureusement, je pense que nous connaissons tous des victimes, et nous sommes un peu bercés dedans depuis tellement longtemps que ça a été assez simple d’imaginer des histoires en sachant que ce serait l’histoire de quelqu’un. Laurent Dave, notre consultant police, nous a aidé sur la crédibilité de la procédure et du vocabulaire, mais les histoires lui semblaient familières quand il les a découvertes. Beaucoup sont des cas qu’il avait déjà rencontrés, alors qu’on ne s’était pas concertés à ce sujet.
Sur vos réseaux sociaux, nous retrouvons de multiples vidéos avec les acteurs de Ça arrive, racontant diverses histoires de violences sexuelles qui ne sont pas incluses au sein du film. Pourquoi avoir choisi de rajouter d’autres témoignages à travers cette approche transmédia ?
On avait tellement de témoignages à mettre dans le film qu’il a fallu trancher pour ne pas faire un film de huit heures. Mais aucune histoire n’est moins importante qu’une autre. C’est donc là qu’on a dû faire des choix cinématographiques et dramaturgiques, en se disant que ce qui ne serait pas dans le film serait quand même dans la campagne.
Lors des avant-premières, des associations luttant contre les violences sexuelles étaient présentes. Était-ce une évidence de proposer ces discussions à la suite du visionnage ? Dans quel objectif ?
On a tout de suite voulu être en partenariat avec des associations mais celles qu’on a contactées nous ont rejetés en prétextant que le film n’aborde pas que la question des violences sexuelles faites aux femmes. C’était un problème pour elles que l’on parle aussi des violences faites aux hommes. Une fois notre campagne lancée nous avons été contactés par des associations plus ouvertes et qui ont voulu organiser ces projections débats. L’objectif était de discuter et réfléchir ensemble, en se servant du film comme support pour de la prévention.
Merci d’avoir répondu à nos questions ! Un dernier mot pour convaincre nos lecteurs d’aller le voir ? Où est-il disponible ?
C’est un film humaniste qui raconte toutes sortes de violences sexuelles, faites aux femmes mais aussi aux hommes, et qui tente de représenter le maximum de portraits de victimes. Le film a eu du mal à trouver sa place en salle. Le sujet dérange et le côté non « bankable » de moi-même et des acteurs rendait les exploitants de salle frileux. Néanmoins on avait tellement de demandes que nous avons décidé de ne pas se cantonner aux salles et de mettre le film en streaming sur une plateforme pour 8€, dont 1€ est reversé à deux associations. Toutes les informations sont disponibles sur le lien suivant : http://caarrive-lefilm.com/.
Lunaïs Polo
Crédits illustration : Orane Mathey-Nuez