Le musée londonien Victoria & Albert Museum expose tous types d’œuvres : il est l’équivalent britannique du Palais Galliera pour la mode, du musée des Arts Décoratifs, et rivalise avec les collections de sculpture du Louvre. Cependant, l’acquisition des œuvres et la communication institutionnelle autour de ce sujet amène parfois à des débats houleux. Ce musée, comme le musée du quai Branly – Jacques Chirac, met en lumière les défis postcoloniaux du début du XXIe siècle.
La politique expansionniste de l’Empire britannique lors de la fondation du musée et son impact sur la gestion particulière de la collection asiatique depuis le XIXe siècle
La collection d’Asie du Sud du Victoria & Albert Museum (V&A) dispose d’un statut particulier au sein du musée. En effet, ce dernier est divisé en quatre départements de conservation, et celui de l’Asie est le seul à gérer des œuvres correspondant à une ère géographique et non à un médium, contrairement à la photographie, au textile, aux peintures et sculptures. Il convient alors de questionner les motivations derrière cette division et ce qui fait la spécificité de la collection asiatique. Peut-être cela a-t-il à voir avec le nombre de pièces conservées ; cet ensemble comporte environ cent soixante mille objets, ce qui en fait le plus important en Occident.
Les conditions d’acquisition des ces œuvres d’art et artefacts ainsi que leur quantité peuvent donc faire l’objet d’interrogations quant à leur provenance. Effectivement, le contexte dans lequel la collection se constitue est celui d’un déséquilibre de puissance politique, puisque les Anglais puis plus largement les Britanniques, sont présents sur le continent asiatique au XIXe siècle. La monarchie britannique souhaite alors étendre son empire et se dirige notamment vers les territoires actuels de l’Inde, du Bangladesh et du Pakistan afin d’y établir une colonie. Ce règne colonial appelé le British Raj débute avec la reine Victoria et s’étend de 1848 à 1947, année de l’indépendance officielle de l’Inde. Par conséquent, il semble légitime de questionner l’éthique derrière la possession et la présence de ces milliers d’œuvres dans un musée à Londres, à des milliers de kilomètres de leur environnement culturel de création et parfois de présentation initial.
Il peut être révélateur de se pencher sur la manière dont le musée gère cette collection étrangère particulière puisque issue d’un passé colonial relativement récent. De plus, l’Empire britannique dispose d’une relation privilégiée avec ces provinces asiatiques alors que les collections du South Kensington Museum, futur V&A, se forment simultanément. Certaines acquisitions ont pu être motivées par l’objectif de constituer un musée attractif pour attirer un grand nombre de visiteurs, tout en véhiculant une image positive de la nouvelle institution en présentant des œuvres rares et de qualité provenant de territoires conquis par l’Empire. Des œuvres indiennes intègrent le musée dès 1880, soit presque trente ans après l’exposition de 1851 au Crystal Palace où elles avaient suscité un grand intérêt. Pourtant, le premier directeur du V&A, Henry Cole, déclare que le musée fut fondé dans le but d’être « an impressive schoolroom1 » pour tous.
Un fonds muséal d’origine étrangère : quels défis post-coloniaux ?
La collection asiatique se forme donc dans un contexte colonial. Selon la Dr. Ruth Adams2, le musée engage un plus grand dialogue avec le multiculturalisme de ses collections entre les années 1987 et 1995 ; cependant, il peut parfois montrer une certaine réticence à parler du caractère potentiellement non-éthique des acquisitions ou leur provenance réelle. La déclaration de Deborah Swallow, conservatrice de la Galerie Indienne en 1988, est particulièrement parlante : « We are trying to stay away from the ‘Spoils of the Empire’ image that the collection has […] There is a historical reason for our having these things, but we want to get past the reasons about why we have them and get on with using them as a stimulus for design3 ». Ici, le caractère colonial de l’acquisition des possessions du musée n’est pas entièrement pris en compte et pleinement assumé. Pourtant, il existe, bien que ce sujet soit loin d’être le seul discours à tenir face à ces collections. Il semble difficile de percevoir ces dernières comme des éléments permettant d’offrir au visiteur un panorama de l’art dans le monde, au même titre que des peintures italiennes ; la dimension d’ascendance coloniale serait ignorée. En 2021, le V&A admet un héritage contesté et contestable de certaines collections après demande du gouvernement selon The Guardian. La réponse du musée inclut la volonté d’être rigoureux quant à la réalité historique, et le V&A fait de sa responsabilité l’explication de leur nature. Il semble donc que le musée se dirige vers une ouverture grandissante aux questions post-coloniales dans la manière dont les œuvres sont présentées et expliquées au public.
Il est possible de constater que les œuvres provenant de l’Inde sont entrées au V&A de trois manières principales : suite à une spoliation, un achat légal ou un don diplomatique. D’abord, les collections en ligne du musée ne mettent pas systématiquement en avant la provenance ni les conditions d’achat des œuvres présentées, qu’il s’agisse de vêtements, de statues ou d’objets. Lorsque l’œuvre est entrée au V&A par dépossession, nous pouvons remarquer que cela n’est pas particulièrement mis en évidence de manière claire, et que les termes de « spoliation » ou de « saisie » semblent être évités prudemment. Par exemple, la notice explicative du Tippoo’s Tiger mentionne que l’automate a été « dispatched », c’est-à-dire « envoyé » ou « expédié » par Lord Wellesley, acteur majeur dans la colonisation, au siège de la East India Company. Lorsque le visiteur du site internet connaît le contexte historique des XVIIIe et XIXe siècles, le sous-entendu est aisément compréhensible. Ensuite, l’œuvre est transférée au East India Museum avant d’arriver au South Kensington Museum. Ainsi, le V&A a eu au moins à un moment de son histoire, un lien avec un musée ayant reçu des objets par l’intermédiaire d’une société exportant des biens acquis par la force. Le V&A est donc un héritier du East India Museum, au même titre que le British Museum. Un problème éthique se pose car d’une part, ce bien n’est pas obtenu par un accord commercial direct avec le propriétaire initial ou un don, et d’autre part en raison du déséquilibre de puissance entre le colon et le colonisé. Pourtant, le musée n’évite pas de mentionner l’événement lors duquel la pièce est saisie ; le meurtre du sultan du Mysore en 1799 lors du siège de la ville Seringapatam est évoqué, mais le mot « British » n’apparaît pas. La notice est vague et la tournure de la phrase utilisant la forme passive « was killed » permet d’omettre le sujet ayant perpétré l’assassinat. Ainsi, la notice est certes factuelle et informative, mais elle écarte une information néanmoins centrale à l’historique de provenance et au contexte d’acquisition, au risque de potentiellement en omettre au lecteur du site des collections ou du cartel. Toutefois, le cas du Tippoo’s Tiger n’est pas une généralité, mais plutôt une tendance notable ; la notice du trône du Maharaja Ranjit Singh mentionne la prise de l’objet par les britanniques, bien qu’à nouveau, le contexte soit défini comme une « annexion ».

Vue de la vitrine du Tippoo’s Tiger au V&A. Crédits photographiques : Allison Caudron, mai 2025.

Vitrine de la salle South Asia 41 présentant le trône du Maharaja Ranjit Singh et une robe de chambre pakistanaise pour homme, V&A. Crédits photographiques : Allison Caudron, mai 2025.
D’autre part, certains objets sont acquis légalement par accord commercial. Par exemple, le cabinet indien exposé dans la salle 41 datant de 1765 est acheté par l’oncle de Miss Muriel Bryant en Chine puis donné au musée. Les dons du vivant du propriétaire et les legs sont nombreux et mentionnés aussi bien sur les cartels in situ que sur les notices en ligne. Citons également une sculpture de Vishnu4, exposée aux côtés d’autres artefacts de la période Chola, dont le cartel indique la provenance du legs de Lord Curzon of Kedleston, vice-roi de l’Inde. Il serait donc faux d’affirmer que la totalité des collections a été spoliée ou obtenue par la force ; cela fait partie de l’histoire du musée, mais il s’agit d’aborder la provenance des objets avec précaution.
Comment présenter une collection aux multiples médiums ?
Le choix de la présentation des œuvres présente un réel challenge, d’abord en raison de leur nombre conséquent. Il s’agit pour le musée de choisir les objets, textiles et œuvres d’art les plus parlantes et révélatrices parmi soixante mille possibilités en ce qui concerne la collection d’Asie du Sud Est. Beaucoup d’objets ordinaires sont conservés en réserve, et seuls les exemplaires les plus luxueux ou rares sont exposés au sein de l’enchaînement de salles au parcours géographique et chronologique.
L’exposition des œuvres présente un deuxième défi car cet ensemble comporte une grande variété d’objets, contrairement aux autres collections centrées sur un médium. Cette particularité demande de grandes capacités d’adaptation de la part des conservateurs ; ces derniers doivent penser aux différents besoins des objets à exposer et les faire fonctionner comme un tout cohérent. En effet, la muséographie doit, par exemple, prendre en compte la façon dont les vêtements qui sont davantage placés sur des mannequins en vitrine interagissent avec des meubles du quotidien, des objets d’art ou encore des tableaux. Par exemple, le trône du Maharaja indien, surélevé sur une plateforme, dialogue avec une robe de chambre pakistanaise et un châle de la même provenance accroché à la verticale. Ainsi, les éclairages doivent être adaptés au cas par cas, puisque les œuvres nécessitent d’être mises en lumière depuis des angles différents en fonction de leur taille, des vitrines ainsi que leur nature. Il est possible de constater que la disposition en vitrine et la mise en dialogue d’objets dont la nature est différente n’est pas récente, mais elle est repensée au cours des décennies. Cela est visible grâce à une photographie en noir et blanc de la salle huit après les années 1950. Aujourd’hui, l’éclairage est moins uniforme et l’utilisation de podiums ainsi que de fonds de vitrine permettent d’offrir la vision de « mini-tableaux ». Le visiteur est en immersion devant différentes vues des cultures qui lui sont proposées, bien qu’elles soient dans une certaine mesure mises en scène. En effet, le musée va parfois jusqu’à reconstituer des environnements afin de présenter leurs œuvres. Citons comme exemple la galerie Nehru où des éléments architecturaux sont intégrés dans une structure contemporaine afin de permettre au public de mieux visualiser leur emplacement d’origine. Ce choix rappelle la présentation d’artefacts égyptiens selon une progression respectant le plan d’un temple traditionnel entre les salles 317 et 328 du Louvre.

Vue de la galerie Nehru en salle 41 de la collection d’Asie du Sud au V&A. Crédits photographiques : Allison Caudron, mai 2025.
À travers l’article « Reading the Victoria and Albert Museum », Allison Arieff développe l’idée selon laquelle ce type de disposition mène bien entendu à une décontextualisation des œuvres, mais également à l’esthétisation de la dimension utilitaire de ces objets du quotidien, désormais écartés de leur usage initial : « The suspension of utility inherent in decontextualization could not help but aestheticize the object5. »
Allison Caudron
Notes
- « Une salle de classe impressionnante », ma traduction. ↩︎
- Senior Lecturer au département de Culture, Media and Creative Industries du King’s College London dont la thèse doctorale porte sur « Gentlemen and Players: The Victoria and Albert Museum – An Institutional Case Study of the Culture and Society Tradition ». ↩︎
- « Nous essayons de nous éloigner de l’image des « Butins de l’Empire » que la collection véhicule […] Il y a une raison historique pour laquelle nous avons ces objets, mais nous voulons dépasser les raisons pour lesquelles nous les avons et les utiliser comme un stimulus pour la conception. », ma traduction. ↩︎
- Vishnu, artiste inconnu, 11e – 12e siècle, Inde du sud, V&A Collections, www.collections.vam.ac.uk/item/O62162/sculpture-figure-unknown/. ↩︎
- « La suspension de l’utilité inhérente à la décontextualisation ne pouvait qu’esthétiser l’objet. », ma traduction. ↩︎
Sources
ARIEFF Allison, « Reading the Victoria and Albert Museum », Victorian Poetry, vol. 33, no. 3/4, 1995, p. 403 – 424. JSTOR, www.jstor.org/stable/4000232.9 Consulté le 26 février 2025.
SKELTON Robert, « The Indian Collections: 1798 to 1978 », The Burlington Magazine, Vol. 120, No. 902, Special Issue Devoted to The Victoria and Albert Museum, mai 1978), p. 296-305, https://www.jstor.org/stable/879200. Consulté le 25 février 2025.
QUINN Ben, « V&A insists it has ‘responsibility’ to tell truth about collections », The Guardian, 28 juin 2021, www.theguardian.com/artanddesign/2021/jun/28/va-insists-it-has-responsibility-to-tell-truth-about-collections. Consulté le 25 février 2025.
Crédits photographiques : Couverture de l’article, Victoria & Albert Museum. Kensington, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Victoria_%26_Albert_Museum._Kensington.jpg