Et si la liberté passait par la contrainte ? C’est la question que pose le groupe Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) créé par le mathématicien passionné de littérature François Le Lionnais et le poète amateur de mathématiques Raymond Queneau. L’idée portée par le groupe est de se servir de jeux d’écriture, incluant généralement une contrainte quelconque, afin de dépasser le langage traditionnel et de le moderniser. L’OuLiPo n’est pas un mouvement littéraire, mais un atelier de littérature expérimentale. Ce statut a permis à Raymond Queneau de favoriser la collégialité et la convivialité du groupe en écartant tout pouvoir autoritaire.
Mais alors, quelle liberté trouver dans la contrainte ? La contrainte, dans ce cas, se définit comme un « état de domination exercé par les circonstances sur une personne en la mettant dans la nécessité d’agir malgré soi », selon le Trésor de la Langue Française informatisé1. Sans étonnement, très peu de femmes ont fait partie de ce mouvement à sa création en 1960 ; déjà contraintes au quotidien, la littérature était pour elles l’occasion de trouver leur liberté. Tandis que les hommes, par opposition, dramaturges, théoriciens et rhétoriqueurs, y ont trouvé un moyen de se limiter, de contraindre leurs idées.
La contrainte comme limite
Lors d’une conférence à l’Institut Henri Poincaré, le représentant de l’OuLiPo a choisi de ne pas définir le mouvement : « Ce n’est pas un mouvement littéraire. Ce n’est pas un séminaire scientifique. Ce n’est pas de la littérature aléatoire ».
Dès son premier manifeste, publié en 1962, l’OuLiPo place la question de la contrainte au cœur de son approche. Bernardo Schiavetta et Jan Baetens ont précisé plus tard de quelle contrainte il est question : « la contrainte serait une sorte d’excès par rapport aux règles admises »2. Dans le même numéro, Christelle Reggiani établit une distinction entre les « contraintes d’écriture », qui ont une formulation explicite, et les « contraintes discursives » qui sont le fruit « d’une nécessité conversationnelle ».
Les contraintes de l’OuLiPo se dressent dans la continuité des restrictions « traditionnelles ». Ainsi, dans le tableau de classification des travaux de l’Oulipo que Raymond Queneau publie en 1974, le quatrain, le sonnet, et la tragédie classique côtoient les inventions oulipiennes. Parmi les inventions du groupe, on peut citer celles d’origine mathématique, comme la « Littérature Combinatoire » nommée en 1961 par François le Lionnais dans la postface de Cent Mille Milliards de Poèmes de Raymond Queneau. Cette « poésie » repose sur le système mathématique factoriel : ainsi, en combinant n mots de toutes les manières possibles, on obtient n = 1 x 2 x … x n poèmes. D’où les cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau où il introduit, en effet, dix sonnets de quatorze vers chacun ; le lecteur peut changer chaque vers d’un poème par l’un de ceux des autres poèmes et composer ainsi 1014 poèmes différents.
On peut également mentionner la méthode de transformation automatique mise en place par Jean Lescure, nommée la méthode du S + n ; méthode consistant à remplacer chaque substantif d’un texte connu par le ne qui suit dans le dictionnaire.
Parmi les autres contraintes, on peut en dénombrer quelques-unes alphabétiques, telles que l’abécédaire qui consiste à écrire un texte dont les initiales des mots successifs suivent l’ordre alphabétique. Un autre jeu littéraire consiste à « asphyxier » un texte en lui retirant une lettre telle que le r. Ainsi, on passe d’un texte à un autre.
La contrainte comme liberté
La tendance synthétique est plus ambitieuse ; elle constitue la vocation essentielle de l’OuLiPo. Il s’agit d’ouvrir de nouvelles voies inconnues de nos prédécesseurs. C’est, par exemple, le cas des Cent Mille Milliards de Poèmes ou des haï-Kaï booléens.3
Ainsi, que la contrainte soit inédite ou qu’elle remette en question une contrainte ancienne, inventée par un «? plagiaire par anticipation », la contrainte est un stimulant de la création. Les « plagiaires par anticipation », surnom humoristique donné par Raymond Queneau, ne sont autre que les poètes, troubadours, auteurs ayant précédé le groupe. De François Villon, Racine, à Raymond Roussel, qui ont joué avec les mots et les contraintes pour créer leur œuvre littéraire. Le fait de se limiter vient ouvrir la possibilité de structures nouvelles pour les écrivains, en quelque sorte une lutte contre la page blanche ou l’ennui littéraire.
Les contraintes formelles que s’imposent les oulipiens ont permis, depuis maintenant plus de soixante ans, de créer un ensemble de production aussi novateur que plein d’humour. Ainsi, la vocation de l’OuLiPo amène à créer « toutes les structures littéraires possibles »4, de nouveaux champs d’exploration ne faisant que se révéler. Les contraintes mises en jeu sont donc avant tout des outils de recherche, libérés de toute nécessité utilitaire ou pragmatique.
L’OuLiPo, connu du grand public par la Disparition de Perec, qui fait disparaître la lettre « e » dans ce roman policier ? le choix de la lettre disparue [eux], renvoie inévitablement aux parents de l’auteur, déportés durant la guerre. Plus récemment, le groupe a été remis en lumière par Hervé Le Tellier, qui a publié l’Anomalie, prix Goncourt 2020.
Marie-Valentine Broc
Notes
- Trésor de la Langue Française informatisé : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1754748840 ↩︎
- B. Schiavetta, J. Baetens, « Définir la contrainte ? », p. 24. ↩︎
- LA LIPO, Premier manifeste de l’OuLiPO publié en 1962. ↩︎
- François le Lionnais, Troisième Manifeste, publié dans Anthologie de l’Oulipo, en 2009 par Marcel Bénabou. Le Lionnais étant décédé en 1984, il est publié posthume. ↩︎
Bibliographie
Oulipo, La littérature potentielle, Gallimard, coll. folio essais, 1973.
Oulipo, Atlas de littérature potencielle, Gallimard, coll. folio essais, 1981.
Oulipo, Anthologie de l’Oulipo, Gallimard, coll. folio essais, 2009.B. Schiavetta, J. Baetens, « Définir la contrainte ? », Formules, 2000, no 4.
Crédits photographiques : Algorithme de Mathews, licence Creative Commons CC0, Wikimedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Algorithme_de_Mathews.jpg.