Dans son article du 27 Janvier 2022, Understanding fashion trend life cycles: The 5 stages, Mélanie Mollard affirme le caractère cyclique de la mode en énonçant les cinq étapes de chaque tendance vestimentaire : l’introduction, l’ascension, le pic de popularité, le déclin et enfin, l’obsolescence. Seulement, à cette typologie déjà connue du grand public, elle ajoute que les réseaux sociaux et de manière plus générale la rapidité de la circulation des informations actuelle, est venue accélérer le processus en redonnant vie à des modes d’à peine vingt ans.
Ainsi, vingt-sept ans après son obtention du prix de la personnalité mode de l’année, Kate Moss refait surface sur les réseaux sociaux –notamment avec le hashtag #katemoss qui comptabilise plus d’un milliard de vues sur TikTok. Pour beaucoup, cette dernière est devenue une icône de style représentative d’une époque révolue, mais aussi et surtout la personnification d’un type de corps particulier.
« Elle a été critiquée pour avoir promu l’anorexie et l’usage de l’héroïne. […] Elle est Kate Moss et c’est une rockstar enfermée dans un corps de mannequin. »
En effet, la résurgence de popularité de la supermodèle indétournable des défilés Chanel, Dior et Gucci de la fin du XX? siècle, s’accompagne du retour du « Heroin Chic », terme inauguré publiquement en 1993 pour définir l’extrême maigreur des corps idolâtrés dans l’industrie de la mode à cette période.
En quoi consiste donc ce dit « heroin chic » ? Et pourquoi refait-il surface ?
UNDER-EXPOSURE : LA CONTRE CULTURE DES ANNÉES 90
Nous sommes en juin 1993 lorsque le nouveau numéro anglais de Vogue fait scandale : avec Under-exposure, un photoshoot signé Corinne Day de Kate Moss, alors à peine âgée de dix-neuf ans, dans un appartement vide au blanc immaculé et dans des tenues à la limite du minimalisme, la photographe et la mannequin viennent rompre avec le look luxueux de la décennie précédente.
Très vite, on les accuse de faire l’éloge de la maigreur, des joues creuses, des cernes et des silhouettes androgynes dans des espaces insalubres, une esthétique à contre-courant de ce qui se faisait jusque-là dans le milieu de la mode et qu’on vient dénommer : le heroin chic.
Ce mouvement, Kate Moss, que l’on découvre alors à peine, en devient très vite l’égérie, chamboulant au passage les codes et les standards de son époque. Pourtant, cette glamorisation n’est à première vue pas voulue.
Pour Corinne Day, il ne s’agit pas de faire l’éloge de l’usage de drogues, mais simplement de démontrer une réalité de la féminité qui lui semblait prohibée dans les médias, une vision que l’ancien directeur créatif du magazine Culture, Riley John Donald, partage :
« Ce que vous appelez un look « héroïne », nous l’appelons un look réel. Moite et en sueur, c’est à cela que quelqu’un peut ressembler dans son appartement à New York. Beaucoup de ces images sont domestiques : assis dans un appartement, assis sur des canapés. Cela rend la mode plus accessible. »
Il est aussi important de noter que Day est une photographe issue du Dirty Realism, mouvement artistique de contre-culture dans les années 1990 qui critique l’éloge du luxe et des mannequins fitness de la décennie précédente. De fait, selon ses adhérents, les photos fantasmées des magazines féminins ne représentaient en rien la réalité de la période, submergée par les crises économiques et la débauche de la jeunesse. Au même moment, le grunge qui insulte ouvertement le système et les Baby-Boomers monte en puissance avec Nirvana et Hole en tête d’affiche, coupant définitivement les ponts entre l’adolescence et les médias populaires du moment.
Cette rupture, on l’observe à nouveau à l’aube des années 2020 avec une remontrance accrue de la génération Z envers le féminisme de la Girlboss sur Buzzfeed ; plus encore, envers les standards instaurés par les Millenials nés entre 1977 et 1994.
Ainsi, une transition médiatique similaire à celle de la fin du siècle précédent s’observe sur Instagram, réseau autrefois caractérisé par les photos mises en scène pour vendre un mode de vie onirique et l’usage abusif des retouches pour faire rêver, mais qui se transforme petit à petit en amas d’images désabusées se voulant représenter la réalité.
In fine, le confinement du début de la décennie est venu, non seulement casser les codes de l’influence – avec l’impossibilité de poster des photos d’événements et de voyage- mais aussi exacerber et pousser à son paroxysme le fossé entre génération Y et Z, cette dernière ayant l’air de développer un ras-le-bol grandissant de la situation mondiale actuelle qui rompt avec la version idyllique que les Millenials en présentaient sur les réseaux sociaux.
LA FIN DU MOUVEMENT BODY POSITIVE ?
Dans un article alarmiste du 27 octobre dernier – Could Thin Be in Again ?, Michelle Santiago prophétise le retour du Heroin chic comme standard de beauté avec comme point d’appui, la perte de poids de plusieurs célébrités et influenceurs dont les sœurs de la famille Kardashian – connues pour avoir inauguré les modes des dix dernières années – qui semblent s’être débarrassées de leurs implants BBL (Brazilian Butt Lift), procédure chirurgicale en vogue des années 2010 qui consistait à se réduire la taille tout en s’augmentant les fesses.
Elle évoque notamment le régime promu par Kim Kardashian et qui lui aurait permis de perdre sept kilos pour pouvoir enfiler la robe de Marilyn Monroe au MET Gala de cette année.
De même, VICE semble s’être approprié le sujet en publiant un article sur l’Ozempic, médicament généralement prescrit pour réguler le taux de sucre dans le sang dans les cas de diabète, annonçant que toutes les célébrités hollywoodiennes se le sont procuré pour perdre du poids rapidement et facilement.
Enfin, ne serait-ce qu’avec l’ascension dans le monde du mannequinant de Kaia Gerber – fille de Cindy Crawford- et de Lila Moss – fille de Kate Moss, d’ailleurs nominée pour le titre de modèle de l’année, un arrière-goût de nostalgie pour la fin du siècle dernier semble se dégager de l’univers de la mode actuel.
Évidemment, l’idéal de la minceur n’a jamais réellement disparu – et cela depuis les années 1960. Seulement, les années 2010 avaient vu éclore une vague d’inclusivité plus que bienvenue dans le milieu de la mode qui semble désormais s’estomper. Le Body Positive représentatif des années pré-COVID serait-il donc définitivement révolu ? C’est ce que laisserait en tout cas croire la fin des modèles de grande taille dans les collections de la marque de vêtements américaine Old Navy et la collaboration de Kate Moss avec Coca-Cola sur leur Diet Coke (Coca-Zéro).
TIKTOK, NOUVEAU TUMBLR
À première vue, on pourrait expliquer ce phénomène par le retour des pièces iconiques de la garde-robe du début des années 2000 : les jeans amples et taille basse, la mini-jupe MIU-MIU et la vague de popularité – dès 2020 – du style Y2K semblent tout droit sortis du Mean Girls de Mark Waters.
Pour Ella Sangster, rédactrice à Harper Bazaar, cette théorie est à réfuter : « Les années 1990 peuvent être en train de devenir virales, mais cela ne veut pas dire que l’on doit revivre l’épidémie Heroin Chic ».
Elle ajoute également que les types de corps ne sont pas des modes dépendant d’accessoires vestimentaires, remettant en cause au passage, le rôle des célébrités dans l’influence des standards de beauté :
« Deux personnes (en parlant des Kardashian), ne peuvent pas être entièrement responsables d’un bouleversement culturel. »
Pour la rédactrice, les médias s’accaparant le sujet pour faire du sensationnalisme, exactement comme en 1993 avec les critiques envers Moss et Day, sont donc ceux à blâmer pour cette promotion renouvelée de la maigreur extrême à laquelle ils donnent non seulement un nom mais aussi une visibilité.
Evidemment, les célébrités jouent tout de même un rôle important dans la propagation des nouvelles modes. Kate Moss – bien qu’elle se soit rétractée par la suite – est surtout connue par exemple pour sa phrase devenue culte : « Rien n’est aussi bon que de se sentir maigre. ».
Pour autant, on ne peut nier le rôle premier et essentiel des réseaux sociaux dans la popularisation du phénomène.
De fait, le retour de l’esthétique de la Sad Girl sur TikTok avec l’usage abusif de chansons signées Lana Del Rey sur l’effet cathartique d’une noyade dans le chagrin, s’accompagnant de cernes, de cigarettes et de corps ravagés par la tristesse semble tout droit sorti du fil d’actualité Tumblr en 2013. Plus encore, il vient contrecarrer à nouveau l’image de la femme forte des années Millenials et transforme justement Tiktok en fidèle héritier de Tumblr.
Ce dernier réseau social qui avait déjà fait polémique à l’époque en regroupant des communautés faisant la promotion de l’anorexie sous le hashtag #thinspo semble également reprendre un nouveau souffle avec la tendance du body-checking (consistant à montrer sa taille fine ou sa mâchoire définie devant la caméra) sur le géant chinois.
Seulement, il est important de se rappeler que même la décennie précédente –cataloguée comme body-positive – présentait un idéal corporel inatteignable. Certes, les formes y étaient plus valorisées, mais on érigeait tout de même comme modèle, un type de corps quasi-inatteignable sans le recours à la chirurgie esthétique – d’où la popularité des BBL.
Enfin, il faut garder à l’esprit que les corporations et l’industrie de la mode de manière générale se sont toujours reposées sur les complexes de leurs clientèles pour faire du profit en leur vendant des produits qui leur permettraient justement d’atteindre le standard de beauté en vogue.
Un ancien commentaire de Kate Moss ou la photo d’une célébrité seraient-elles alors les bonnes cibles à attaquer ?
Meriem Ben Mimoun
Sources :
https://www.heuritech.com/articles/five-stages-of-fashion-trend-life-cycle/
https://www.refinery29.com/en-us/2022/03/10874398/plus-size-in-store-shopping-brands
https://www.vice.com/en/article/epz93n/ozempic-viral-celebrity-weight-loss-drug
https://www.thecut.com/2022/10/internet-thin-culture-is-back.html
Image : © Photo de jingdianmeinv1, 11 décembre 2008, Flickr, CC BY-SA 2.0