Un crédo obsédant : “marcher sur le sel de tous les oublis”. D’abord prononcé dans un bar par un musicien douteux, par un aveugle rêvé, puis jusqu’au bout du roman, c’est l’énigme qui accompagne Adem Naït-Gacem au cours de sa descente aux enfers. Depuis que sa femme l’a quitté, il erre, apparement sans but. Au fil de ses rencontres, un monde brutal aux tonalités parfois sardoniques se dessine. Avec Le Sel de tous les oublis, Yasmina Khadra nous plonge dans un roman initiatique où l’appel des horizons se fait entendre. Tout au long de l’histoire, on se demande ce que cherche Adem, ancien professeur jeté sur les routes de l’Algérie fraichement indépendante. C’est cette recherche désespérée de l’indéfini qui rend la lecture si envoûtante.
Une foule de personnages, à la fois tristes et attachants, se succèdent et font écho à la solitude et à la quête d’Adem. Un amnésique en thérapie psychiatrique, un nain itinérant, un duo d’ouvriers qui semble tout droit issus d’un roman de Steinbeck… Au milieu de ces derniers évolue Adem, le cœur brisé, sous une carapace froide et dans un mutisme presque total. Pourtant, le lecteur est tout de suite pris de sympathie pour lui, partage ses larmes et veut crier par sa bouche, à qui veut l’entendre, qu’il est en vie.
L’écriture très métaphorique nous laisse l’impression d’une frontière ténue entre intériorité et extériorité, comme si Yasmina Khadra écrivait toujours à la lisière des rêves et des cauchemars d’Adem. On y retrouve des formules poétiques très frappantes qui sont l’occasion d’une introspection pour le lecteur. Le sel de tous les oublis permet de remettre en perspective ses priorités et de reconsidérer ses ambitions et ses désirs.
Yasmina Khadra, nom de plume de Mohammed Moulessehoul, revient donc ici avec un roman sur la quête, sans oublier le contexte politique de son pays de naissance, l’Algérie. On y découvre, d’un point de vue sociologique, les difficultés rencontrées à la suite de l’Indépendance, les rivalités de pouvoir qui imprègnent les gouvernements locaux et les impacts de ces querelles sur les plus démunis. Le roman aborde également la liberté des femmes dans des sociétés rurales encore très conservatrices. Il est bon de rappeler l’engagement de Mohammed Moulessehoul pour l’émancipation féminine. Avec son pseudonyme correspondant aux deux prénoms de son épouse, il affirme son militantisme. Dans Le Sel de tous les oublis, il se livre à une réflexion sur le lien des femmes à leur mari, sur la notion d’honneur qui repose sur elles et comment le conservatisme, qui les tient pieds et mains liés, nuit à leur bonheur. A mi-chemin entre la dénonciation et l’encouragement, Yasmina Khadra nous dépeint l’isolement de certaines femmes algériennes et invite à la libération.
Entre remise en question personnelle et panorama de l’Algérie d’après-guerre, Le Sel de tous les oublis est une œuvre déconcertante à lire de toute urgence !
Juliette MICHAUT
Couverture : couverture du livre Le Sel de tous les oublis de Yasmina Khadra, édition Julliard