REVIEW CULTUREl FRANCAIS 2020 : Fille, Camille Laurens

« Une fille, c’est bien aussi » : en 1959, naître fille est une condamnation. Camille Laurens retrace dans ce roman aux accents autobiographiques la vie de Laurence Barraqué, et à travers elle toutes les difficultés de naître fille, de n’être que fille. Le roman dévoile une fresque générationnelle digne des Années d’Annie Ernaux. En 1959, les femmes n’ont le droit de vote que depuis 14 ans, elles ne peuvent travailler sans l’autorisation de leur mari, l’avortement est clandestin et le patriarcat règne d’une main de fer. À mesure que Laurence grandit, elle fait face à sa condition de femme, à ce qu’elle implique de refus et de silences, avant d’être elle-même mère et de découvrir une autre façette de son identité. 

On entre dans le roman par une scène  d’accouchement sublime qui montre la mère dans toute sa force, notamment à travers  la volonté de l’époque de tenir les hommes à l’écart : « les pères sont tenus à distance du sexe dilaté des femmes, de la douleur qui se réveille en elles […] ils ne s’en remettraient pas », dit-on. Laurence découvre le monde à travers une narration qui alterne entre la première et la troisième personne. Elle découvre, souvent à travers les mots et les expressions, qu’être femme est une faiblesse : « Je hoche la tête pour montrer que j’ai compris : « comme une femme », ça ce n’est pas positif ». Et une violence, aussi. Le récit change abruptement de ton et la narratrice prend le relai pour décrire l’innommable, l’horreur, le secret familial tacite. Laurence découvre qu’être fille, c’est vivre dans la honte et le traumatisme, dans une violence verbale et physique quasi perpétuelle, dans un carcan bien défini par les règles paternelles et patriarcales.

Car le personnage traverse les époques et suit l’évolution du droit des femmes : droit de travailler ou d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari (1965), droit à l’avortement (1974). Environ deux générations séparent les lectrices d’aujourd’hui de cette époque, et pourtant cela résonne, interroge : qu’est-ce que ça nous fait, d’être nées filles ? Le roman semble d’abord aller à l’encontre de la célèbre phrase de Simone de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient », or l’héroïne devient bel et bien femme. Elle se libère des limites imposées à son sexe et, en devenant mère, en ayant elle-même une fille, fait face à une nouvelle génération qui redéfinit tout ce qu’on lui a inculqué depuis sa naissance. La maternité est au cœur de l’œuvre, dans toutes ses formes, de l’accouchement sublime à l’enfant mort-né, aux relations inter-générationnelles. 

L’autrice déploie avec brio et douceur l’évolution de son personnage, à travers un style mélodieux qui s’empare même des événements les plus tragiques. Publié en août 2020, le roman résonne aujourd’hui avec l’actualité et se lit comme une fresque, avec facilité et émotion. 

Chloé TOUCHARD

Couverture : © Fille – Camille Laurens – Gallimard – 2020 – 19,50€

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