Le bal des « folles »

La littérature est un espace social par excellence : elle est le miroir d’une société, de ses coutumes, de ses « déviances ». Le monde romanesque est ainsi considéré comme une peinture d’une histoire sociale, d’une culture et des mœurs qui les fondent. La folie féminine, longtemps étudiée, analysée, voire fantasmée, n’échappe pas à la règle…

Dans l’idée de mettre en perspective de certains événements historiques, Victoria Mas publie en 2019 le roman Le Bal des folles. Il se déroule dans le milieu parisien de la fin du XIXe siècle et plus particulièrement au sein de l’hôpital psychiatrique de la Salpêtrière. Tout au long de l’œuvre, nous suivons Eugénie, elle-même reniée par sa famille car considérée comme « folle ».

Que veut-on dire, lorsque l’on dit, à la fin du XIXe siècle, qu’une femme est folle ? D’abord, gardons en tête que les études sur l’hystérie commencent à se développer, notamment sous l’impulsion des recherches de Jean-Martin Charcot, figure fondatrice de la neurologie moderne (notamment connu pour ses travaux sur la sclérose latérale     amyotrophique – la maladie de Charcot). Ce médecin transforme lui-même la Salpêtrière en terrain d’expertise et d’analyse de certaines déviances psychiatriques : sous son influence, ce lieu devient rapidement un emblème de l’étude des cas d’hystérie – les femmes internées, sujets de ces expériences, étaient diagnostiquées d’une « grande » ou « petite » hystérie. Rappelons aussi que le lieu de la Salpêtrière a une histoire particulière : effectivement, sous Louis XIV, cet hôpital servait à enfermer les plus démunis afin qu’ils ne vagabondent pas dans les rues parisiennes…

 C’est dans ce climat terrible qu’évolue la protagoniste, placée comme observatrice et victime de la maltraitance des femmes. « Entre l’asile et la prison, on mettait à la Salpêtrière ce que Paris ne savait pas gérer : les malades et les femmes », remarque-t-elle donc, consciente de se trouver dans un lieu cristallisant la marginalisation sociale. On y enferme celles et ceux qui sont en dehors d’une normalité forgée par des biais sociaux : les femmes sont des cibles favorisées, placées sous un contrôle permanent si elles se soustraient aux normes restrictives de cette époque. Les femmes considérées comme folles sont ainsi celles qui sont différentes d’un modèle féminin imposé, celles qui sont remarquées et connues pour leurs actes transgressifs, ici au sens où ils ne correspondent pas à ce que l’on peut attendre d’une femme à cette époque. Rappelons-nous que les femmes avaient effectivement des devoirs très précis : elles étaient constamment assignées à un rôle domestique, n’avaient pas accès à l’éducation, ne pouvaient pas s’habiller comme elles le souhaitaient, étaient dépendantes de leur mari ou de leur père et ne pouvaient pas se soustraire à toutes les normes de vertu et de morale de leur époque. La condition féminine du XIXe siècle est notamment analysée par George Duby et Michelle Perrot, directeur et directrice de la série d’ouvrages dont les titres débutent par Histoire des femmes en Occident. Dans Histoire des femmes en Occident au XIXe siècle, les deux critiques analysent la condition féminine de ce siècle, en explorant les problématiques liées à la féminité, au travail, à la vie quotidienne et à l’éducation, mais aussi liées à l’engagement politique des femmes qui, même s’il est peu étudié aujourd’hui, constitue un véritable sujet historique : beaucoup de femmes sont considérées comme des pionnières du féminisme grâce à leur combat pour l’évolution des rôles sociaux.

Le roman se focalise sur un événement annuel clé, portant le nom « Le bal des folles ». Les patientes y participent et ont ainsi l’autorisation de s’abandonner à un moment de partage, de liberté et d’échange avec les autres femmes. Cet événement est à la fois un moyen pour les femmes de se sociabiliser et de s’amuser dans cet environnement inquiétant, mais, pour l’autrice, il s’agit là de montrer de quelle manière sont traitées les patientes de cet hôpital. En réalité, derrière les faux-semblants créés par l’organisation d’un bal, les patientes deviennent des objets de stigmatisation car toute la bourgeoisie, inventée à cette occasion, peut les observer. Le bal est avant tout une danse macabre entre toutes les victimes des expérimentations, parfois extrêmes (des compresseurs ovariens étaient notamment utilisés sur elles), de la psychanalyse du docteur Charcot, expérimentations révélatrices des rapports de genre ancrés dans la société. « Libres ou enfermées, en fin de compte, les femmes n’étaient en sécurité nulle part », conclut la narratrice, démontrant que les femmes sont les réelles proies de l’hôpital psychiatrique. Pire encore, les femmes semblent perdre leur identité, à tel point qu’elles ne sont même plus identifiables à un groupe social :

« La maladie déshumanise ; elle fait de ces femmes des marionnettes à la merci de symptômes grotesques, des poupées molles entre les mains de médecins qui les manipulent et les examinent sous tous les plis de leur peau, des bêtes curieuses qui ne suscitent qu’un intérêt clinique. »

Elles sont effectivement en deçà de l’humanité, pouvant être des cobayes de toutes les expériences les plus problématiques de la psychanalyse de l’époque : étant donné qu’elles sont considérées comme étant hystériques, à l’écart des normes sociales de l’époque, tout est permis aux médecins – du fait de cette permission illimitée, les femmes sont considérées comme des monstres.

Publier ce roman en 2019 est un acte revendicatif, contribuant à une mise en lumière essentielle de la condition féminine de l’époque, de ce que l’on appelle pourtant « La Belle époque » : la littérature sert d’étendard contre l’oubli historique et nous rappelle à notre devoir de mémoire et de reconnaissance.

Diana Carneiro 

Sources :

Mas Victoria, Le Bal des folles, Paris, Albin Michel, 2019.

Laurent Mélanie (réalisatrice), Le Bal des folles, Légende Films (société de production), 2021.

Didi-Huberman Georges, Invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, éditions Macula, Genève, 2012.

Duby Georges, Perrot Michelle et Fraisse Geneviève , Histoire des femmes en Occident, tome 4 : Le XIXe siècle, Paris, Plong, 1997.

Page Wikipédia sur l’hystérie

https://youtu.be/mwwpAquSMBg : l’histoire vraie du « bal des folles »

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