En 2004 paraissait l’ouvrage de Mona Chollet intitulé La Tyrannie de la réalité. Dans ce dernier, elle s’interroge sur la pertinence du réalisme dans le jeu politique actuel. Selon l’autrice, la réalité est instrumentalisée à des fins malhonnêtes. Derrière l’usage du réalisme se dissimulerait in fine une imposture. Mais nier la réalité, n’est-ce pas la fuir ? Comment pourrait-on alors l’employer dans une dimension pertinente ?
Deux ans après les présidentielles de 2002 : une intuition ou un constat ?
La date de parution de l’ouvrage est parlante. Elle a lieu deux ans après le second tour des élections présidentielles de 2002 qui oppose Jacques Chirac, président sortant et chef de file du Rassemblement pour la République, à Jean-Marie Le Pen, ancien président du Front National. Ce dernier employait la réalité au service de ses idées : « Chacun aura remarqué que face à la montée irrésistible de nos idées, face à une réalité qui vient chaque jour confirmer nos analyses, le système […] s’applique de plus en plus à nous singer », lançait-il à Valmy le 20 septembre 2006. Une dialectique reprise par les représentants actuels de l’extrême droite française : « Le grand remplacement […] pointe une réalité qui est juste », déclarait le président du Rassemblement National Jordan Bardella au micro de BFMTV.
On retient de ces discours la forte propension des politiciens de droite à mentionner le concept de « réalité ». Cependant, est-ce qu’employer ce terme au service de ses idées n’est pas plus largement une tendance de l’opposition au pouvoir en place ? Jean-Luc Mélenchon, ancien président de La France Insoumise, dénonçait la réforme des retraites en jugeant une allocution d’Emmanuel Macron « complètement hors de la réalité ». Partant de ces interventions médiatiques, nous pouvons donc faire un double constat. D’une part, la réalité n’a de signification que depuis le point de vue où l’on se place. Elle n’est pas la même pour Mélenchon ou pour Bardella : leurs rapports à l’immigration sont opposés. D’autre part, la réalité est souvent brandie pour accuser l’adversaire d’en être déconnecté. Que ce soit « le système » ou une allocution de Macron, on constate que la réalité sert bien souvent à critiquer le pouvoir en place.
Une réalité, mais laquelle ?
C’est justement cette dérive du concept que déplore Mona Chollet. La réalité en tant qu’injonction est selon elle une imposture qu’il convient de dépasser. Mais alors, à quelle réalité pouvons-nous nous fier ? Peut-être faut-il revenir à la source du terme. Le mot est emprunté du latin médiéval realitas, signifiant « bien, propriété » puis « caractère de ce qui est réel ». Selon Le Robert, la réalité est « le caractère de ce qui est réel, de ce qui existe effectivement (et n’est pas seulement une invention, une apparence) ». En vertu de cela, la réalité serait quelque chose de matériel que l’on pourrait posséder. On est déjà loin des revendications et interprétations politiques.
Mais l’autrice de Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles va plus loin. Avec un parti pris explicite pour la gauche anticapitaliste, Mona Chollet prend la vague #MeToo et fait de son œuvre une lutte. Face à la tyrannie de la réalité, pour reprendre le titre de son essai, elle actualise les bienfaits de la rêverie et de la solitude. La littérature serait ce moyen de rencontrer l’autre, à la manière d’Italo Calvino et de Côme, son « baron perché ». « Le rêve est le rituel par lequel l’homme et la Terre renouvellent leur engagement mutuel », explique-t-elle. La solitude quant à elle ne relève pas de l’isolement, mais plutôt de la capacité à penser par soi-même en dépit de l’opinion commune. Partir de notre réflexion propre pour aller vers l’autre, et non faire de l’autre notre propre réflexion, telle est la maxime de Chollet. On prévoit, on anticipe, on acquiert ce dont on n’a pas nécessairement besoin : « L’homme moderne a développé une vision, celle d’un monde disloqué en entités sérielles et sans mystère », affirme l’écrivaine.
En littérature, cette perception de la réalité contraste étrangement avec celle d’auteurs renommés, tels que Michel Houellebecq ou encore Gustave Flaubert. Séparés de deux siècles, ces deux écrivains ont pourtant une visée commune : prouver que le rêve ne mène qu’à la désillusion. Victor Hugo, quant à lui, estime que « Rêver, c’est le bonheur ; attendre, c’est la vie », si l’on en croit les vers des « Feuilles d’automne ».
Doryann Lemoine