L’édition 2024 du festival Étonnants Voyageurs met cette année le Québec à l’honneur. Une dizaine de romanciers et poètes québécois viendront ainsi célébrer cette littérature singulière et plurielle autour de cafés littéraires, débats, lectures et expositions. Une question se pose alors : qu’est ce qui caractérise cette littérature encore si jeune et pourtant à la langue si singulière ?
Fondé entre 1608 et 1668 par l’établissement progressif de colonies françaises sur les rives du fleuve Saint-Laurent, le Québec est une province relativement récente. Le titre qui marque la naissance de la littérature en « Nouvelle-France » est L’influence d’un livre, un roman gothique de Philippe Aubert de Gaspé publié en 1837 : il narre les mésaventures d’un paysan nommé Charles Amand qui tente de percer le mystère de l’alchimie.
Opérons dès lors un bond dans le temps, car c’est au XXe siècle que tout s’accélère. En effet, la littérature québécoise traverse à cette époque, en un siècle seulement, toutes les grandes phases de l’histoire littéraire européenne, passant du traditionalisme et du roman de terroir à la ferveur des œuvres politiques et contestataires. Entre 1900 et 1950, les livres sont sévèrement contrôlés et censurés par le clergé qui prône une nation droite et pieuse. Les sujets sont alors imposés par une élite conservatrice dont la mission d’évangélisation prédomine sur l’imaginaire et la qualité littéraire. Le roman historique, moyen d’éduquer les classes populaires, et le genre du terroir, qui glorifie la nation québécoise, sont particulièrement populaires.
C’est après la Seconde Guerre mondiale et la Révolution tranquille – période de transformation et de modernisation majeure des années 1960 – qu’un vent de liberté souffle sur la littérature québécoise. En effet, l’idéologie traditionnelle est remise en cause, et les romans ainsi que la poésie reflètent un tournant dans l’histoire du pays, enfin libéré du contrôle d’une élite. Le poète Roland Giguère (L’Âge de la parole) et la romancière Marie-Claire Blais (La Belle Bête) en sont des figures centrales.
Les paysages montagneux et les épaisses forêts verdoyantes inspirent les auteurs qui développent un imaginaire de l’évasion, de l’exil et du refuge, loin de la société moderne aliénante. Le retour aux espaces primitifs est célébré par Hélène Dorion dans son recueil de poèmes Mes forêts, véritable ode aux paysages de son Québec natal. La connaissance de la nature est alors revendiquée comme une façon de prendre conscience de son lieu de vie afin de l’habiter pleinement.
La proximité avec les États-Unis participe au développement d’un certain sentiment d’appartenance et de partage culturel. Quelques auteurs vont même jusqu’à traverser la frontière pour dépeindre leur propre vision du rêve américain. Ainsi, on retrouve l’imaginaire des découvreurs, des aventuriers, des nomades, mais aussi les récits de fondation et de conquête d’un territoire, inspirés par la littérature et l’histoire américaines. On pense ainsi aux ouvrages de romanciers et de sociologues comme Gérard Boucher. Dans Mistouk, en 2002, ce dernier raconte la colonisation du lac Saint-Jean à travers le personnage de Méo. Issu d’une famille de colons sans le sou, mais avide de découvertes et de voyages, il va multiplier les exploits et poursuivre son périple jusqu’aux États-Unis, paradis de la modernité dans un monde en pleine mutation.
Entre les années 1970 et 1990, les auteurs et dramaturges s’emparent de nouveaux sujets qui apparaissent parallèlement à une révolution des mœurs, comme l’homosexualité et le féminisme – avec notamment Les fées ont soif, une pièce de Denise Boucher. Ils s’éloignent des considérations nationales pour davantage rendre compte de voix intimes à l’image de Jacques Brault et son récit Agonie, qui propose d’entrer dans les pensées les plus profondes d’un parfait inconnu à travers la lecture de son carnet. Encore aujourd’hui des portraits de femmes font la renommée du Québec, à l’image de Madame Victoria de Catherine Leroux et d’Autoportrait d’une autre d’Élise Turcotte, deux autrices présentes lors du festival.
Pour finir, il convient de s’attarder sur le statut particulier de la langue québécoise dans le contexte littéraire. La littérature québécoise fut pendant longtemps comparée à la littérature française, considérée comme plus légitime et plus noble car rédigée dans la langue d’une élite, fruit d’une tradition plus ancienne. Le québécois est également caractérisé par un bilinguisme, symptôme direct des accords et des luttes de pouvoir entre les couronnes britannique et française, et de la situation géographique d’une province enclavée dans un territoire largement anglophone. En bref, une langue qui a tantôt rejeté et dissimulé, tantôt affirmé et revendiqué ses singularités et dont le statut encore fragile incite les auteurs à en jouer, la réinventant à l’infini.
Mathilde Courtat