Les Fourberies de Scapin de Denis Podalydès font leur retour à la Comédie-Française en ce début d’année 2024. La création de 2017 continue de prouver son efficacité, portée par un Benjamin Lavernhe plus qu’éblouissant.
Après que les trois coups ont retenti, les candélabres suspendus aux balcons de l’emblématique salle Richelieu s’éteignent lentement, et leur lueur vacille un dernier instant avant que la Comédie-Française ne soit plongée dans un noir complet. Dessinés par la fumée, des rayons de lumière dorée apparaissent à travers une trappe grillagée. Dissimule-t-elle un trésor ? Dans un geste qui ne saurait être qualifié autrement que de théâtral, surgit soudain un Benjamin Lavernhe aux yeux « khôlés », les cheveux en désordre et à moitié nu : un Scapin qu’on croirait tout droit sorti de son laboratoire de savant fou. Magnétique dans ce rôle de fourbe génial, le comédien ne cesse d’impressionner au fil des scènes par son jeu exubérant de gesticulations, de grimaces et même de voix multiples, qui résonnent dans la salle admirative avec justesse et puissance. L’authentique Scapin nous est-il parvenu à travers les âges ?
Si l’on aimerait être un de ces enfants qui peuplent la salle en ce dimanche après-midi (et même montent sur scène pour frapper un vieillard avare…) pour avoir la chance de découvrir la pièce de l’illustre dramaturge sur une scène aussi prestigieuse, avant même d’être capable de la lire – l’on est en même temps bien heureux finalement d’être capable d’apprécier à sa juste valeur l’interprétation impeccable du texte de Molière. Il nous semble même que celui-ci nous sera désormais bien fade à la lecture, dépourvu des éclats de rire provoqués par le talent de ce Scapin déjanté.
S’amuserait-on donc seulement dans Les Fourberies de frapper des vieillards avares ? Scapin se moque si bien de Géronte et d’Argante qu’on l’accompagne volontiers, certes. Pourtant, la prostration consternée de Géronte, assis sur le bord de la trappe d’où sont sortis tous ses malheurs – Scapin, sorti de cette trappe comme d’un chapeau de magicien –, parvient à nous émouvoir l’espace d’une scène. Plutôt que de pencher tout à fait dans un burlesque facile, la mise en scène de Denis Podalydès nous emmène sur des sentiers aux détours inattendus : l’avarice de ces deux pères, qui sont finalement suffisamment naïfs et épris de leurs enfants pour céder l’argent demandé à Scapin, mérite-t-elle qu’on les malmène ainsi pour les plaisirs de l’amour de deux fils étourdis et du jeu d’un malicieux ?
Denis Podalydès met également au jour un autre aspect présent en puissance dans le texte. Fable comique qui relate les stratagèmes scapinistes, on ne peut s’empêcher ici de percevoir en même temps dans Les Fourberies le thème latent de l’écrasante hiérarchie de classe. Une perception sublimée par ce lumineux Scapin, que l’on a encouragé en notre for intérieur avec plaisir, pour se rendre compte qu’il est dupé non pas seulement par le destin, qui réconcilie les amants et leurs parents, mais aussi par une logique de classe implacable.
La noblesse se réserve en effet son lot d’enfants nobles et de cachotteries onéreuses que ne peut se permettre Scapin, qui élabore ses stratagèmes et noue ses intrigues à la seule force de son esprit et de son habileté, presque tout à fait à nu – ce avec quoi joue littéralement la mise en scène, qui fait d’abord apparaître Scapin à peine vêtu (puis tout à fait nu le temps de quelques instants), tel un enfant divin. Scapin ne possède que sa malice dans laquelle se draper, puisqu’on lui refusera toujours tout autre vêtement (« Tu en seras récompensé, je t’assure ; je te promets cet habit-ci… quand je l’aurai un peu usé »). Scapin est le prodige de basse naissance qui pourrait avoir sa chance, admiré et même supplié par ses amis nobles, mais qui restera celui dont on se détourne si des vents plus favorables viennent à souffler, apportés par l’entremise de la mer en arrière-plan.
L’histoire semble se conclure pour tous les autres personnages d’une meilleure manière que pour Scapin, dont tous les efforts (et ceux de son acteur au front luisant) n’auront été que faible brise dans le cours d’un destin qui le méprise. Une victoire de la noblesse ? L’on peut présumer que ce n’est pas ce qu’en retiendront les spectateurs, qui n’auront pas oublié l’image finale du fier Scapin, retournant à sa trappe dans un coup d’éclat semblable à celui qui l’a fait entrer dans nos vies deux heures plus tôt – et où il risque bien d’y demeurer longtemps.
Toutes les représentations des Fourberies de Scapin, de février à juin, affichent complet. Mais pas de panique ! On rappellera à nos lecteurs et lectrices que d’ultimes places à visibilité réduite sont vendues sur place l’heure avant chaque représentation pour 5 euros, et gratuitement tous les lundis pour les moins de 28 ans. Autant de dernières chances de ne pas laisser les joyeuseries de Scapin vous filer entre les doigts !
Louise Pachurka