Si la question de l’invention du paysage a pu nourrir des centaines et des centaines de pages, qu’en est-il de la fin du paysage ? Notre siècle, de par sa fécondité dans la découverte d’aires géographiques accédant à la dignité de paysages, nous nourrit constamment d’images.
La longue histoire de la sensibilité paysagère en Europe, des calmes jardins prolongés par la campagne environnante à la violence de la mer, en passant par l’inhospitalité de la montagne, nous montre que le paysage n’a de cesse d’évoluer. Le XXe siècle avec les pensées écologiques a permis la découverte esthétique des forêts, puis les marais ont également bénéficié de la plus-value environnementale. Pensons également à l’exploration spatiale qui nous apporte des découvertes et de nouveaux paysages qui inspirent la science-fiction. Les paysages sous-marins sont imaginés, réinventés, scénarisés, pensons au Grand Bleu de Luc Besson. Les « paysages virtuels » viennent nourrir notre imaginaire, produisant une infinité de paysages possibles.
Ainsi ne sommes-nous pas en train de saturer de paysages, conduisant à sa mort ?
La naissance du Paysage
Mais avant de discuter de ce sujet pour le moins macabre, arrêtons-nous d’abord sur la définition même de paysage. Le paysage, par opposition au pays, dont le terme est issu, en est la conception esthétique. Ainsi, le paysage est « l’artialisation » d’un lieu naturel, et ne peut être conçu que par une personne portant un regard extérieur sur ce lieu. Cet individu vient mettre en lumière le caractère esthétique de la nature, et le définir ; le paysage est le fruit de l’homme « urbanisé » par opposition à l’homme du pays qui ne perçoit la nature que dans sa matérialité. La naissance du paysage dans notre monde occidental peut se placer selon Alain Roger1, au début du XV? siècle. En effet, entre le Moyen Âge et la Renaissance se produit une transformation profonde dans la méthode de penser le monde. Dieu, centre de l’univers, est relégué à ses bords par l’homme. Ainsi, ce dédoublement du rapport au monde, loin de nier l’existence divine, amène la nature à passer du statut d’incarnation divine à celui de concept biologique.
Au Moyen Âge, l’art a une signification purement spirituelle, et l’environnement n’est que le milieu universel des éléments sacrés, de ce fait souvent doré. On voit apparaître des « paysages » de campagnes dans les thèmes illustrant le passage du temps, dans les signes du zodiaque ; les travaux dans les campagnes sont ritualisés et prennent le sens biblique du travail. Les fonds de scène ne sont ainsi que symboliques et figurent les éléments de compréhension. C’est la peinture flamande qui inaugure réellement le paysage occidental avec ses peintures qui s’ouvrent sur un environnement autonome par le biais des fenêtres. On peut l’observer dans la peinture de Van Eyck (La Vierge du chancelier Rolin, circa 1435) : la nature est organisée en tableau autonome dans le tableau principal. Ainsi, la nature prend une dimension esthétique, sa représentation gagne en profondeur grâce à la perspective atmosphérique qui se met en place, le lointain tend vers l’infini grâce à l’éclaircissement des couleurs. Ainsi est né le paysage.

Jan van Eyck, La Vierge du Chancelier Rolin, huile sur panneau, vers 1435, Paris, Musée du Louvre.
Ainsi, le paysage est mort ?
La conclusion d’un colloque (tenu en 1982 sous la direction de François Dagognet2) est la suivante : « le paysage […] n’existe plus ». Ses raisons sont essentiellement liées à la multiplication et à l’encombrement des villes, suivies par la désertification des campagnes empêchant l’entretien du paysage par les agriculteurs, qui jusque-là luttaient contre les friches. Ensuite, comme les Cassandres écologistes ne cessent de le répéter, l’industrie empiète sur la nature. Les autoroutes brisent bruyamment les lignes de la nature, les pylônes électriques ? pourtant inclus avec enthousiasme par Léger dans ses fresques ? remplacent les arbres pendant que les rivières s’assèchent. On ne conserve plus les prairies, les champs de monoculture, les bois, etc. La campagne bucolique voit sa fin arriver depuis quelque temps déjà. Ainsi, le constat de ce décès signifierait que nous avons détruit nos paysages traditionnels pour les rendre à nouveau à l’état de pays. Nos villes et leurs abords formés de zones industrielles décorées de panneaux publicitaires viennent remplacer les campagnes de nos cartes postales.
Mais si la question était posée autrement, si la réponse ne venait pas du fait que nous ne disposons pas des modèles nécessaires pour apprécier ce que nous avons sous les yeux ? Nous voilà, comme un voyageur du XVIIe siècle face aux montagnes, face au « pays affreux » que sont nos villes, ne suscitant qu’une répulsion esthétique. Et si la crise actuelle du paysage ne venait que du manque névralgique de représentations esthétiques ? Il nous apprend à voir les complexes industriels, les cités futuristes qui ornent nos banlieues. Il nous faut apprendre à ressentir le paysage des villes comme celui des champs de nos grands-parents ; apprendre à apprécier les autoroutes qui scandent nos régions, comme les fleuves. Ainsi, porter un nouveau regard fera vivre les modèles des paysages de demain.
Si le paysage traditionnel est mort, si les champs arcadiens de Poussin tendent à disparaître, l’histoire de l’art nous montre que la « laideur » peut être métamorphosée. Ainsi, la mission photographique de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale) nous montre que les paysages d’aujourd’hui ne sont que les marques des changements qui traversent notre société. De ce fait, le paysage ne meurt pas ; étant issu de nos conceptions culturelles, il ne peut qu’être la représentation de nos sociétés et évolue avec elles en conséquence.
Marie-Valentine Broc
Notes
- Ancien professeur d’esthétique de Clermont-Ferrand, Alain Roger, né en 1936, est docteur en philosophie et s’est spécialisé dans l’étude du paysage. Il a consacré plusieurs ouvrages à cette question dont Court traité du Paysage (1997) sur lequel cet article s’appuie, ainsi que Nus et paysage (2001) qui introduit cette question. ↩︎
- Agrégé de philosophie, Francois Dagognet est l’auteur de nombreux ouvrages aux disciplines ecléctiques. Touchant aussi bien la médecine, la neurologie, la géologie ainsi qu’à l’histoire de l’art et à la philosophie, son sujet reste la « matériologie », soit l’exploration et la compréhension du monde des objets et des relations sociales que nous construisons avec eux. ↩︎
Crédits photographiques
- Mathiasrex, The Virgin and Child with St. Anne (Leonardo da Vinci), Wikimedia, https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:The_Virgin_and_Child_with_St._Anne_%28Leonardo_da_Vinci%29.PNG.
- Shonagon, La Vierge du chancelier Rolin – Jan van Eyck – Musée du Louvre Peintures INV 1271 ; MR 705, Wikimedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_Vierge_du_chancelier_Rolin_-_Jan_van_Eyck_-_Mus%C3%A9e_du_Louvre_Peintures_INV_1271_;_MR_705.jpg.
Pour aller plus loin
- DAGONET François, Mort du paysage?? philosophie et esthétique du paysage actes du Colloque [de philosophie et d’esthétique du paysage] de Lyon, [1981], Collection Milieux, 5 (Champ vallon, 1982).
- DESCOLA Philippe, Les formes du visible: une anthropologie de la figuration, Les livres du nouveau monde (Éditions du Seuil, 2021).
- LATARJET Bernard, Paysages photographies. En France les années quatre-vingt. Mission photographique de la Datar, (Hazan, 1989).
- ROGER Alain, Court traité du paysage, Bibliothèque des sciences humaines (Gallimard, 1997).
- Mission photographique de la DATAR : https://missionphotodatar.anct.gouv.fr/accueil